Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/206

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la police l’aurait prié de garder son ouvrage dans son portefeuille ; j’avoue qu’une tragédie de Guillaume Tell, exécutée avec cette circonspection, me paraissait d’avance un chef‑d’œuvre de prudence ; et la prudence des poëtes est, de toutes les vertus, celle qui m’inspire le moins de vénération.

Je ne suivrai pas les cinq actes de cette pièce, qui sera sans doute imprimée ; j’en viendrai sur-le-champ au dénoûment.

Tell, qui a déjà soulevé tout le canton contre ses oppresseurs, Tell, dis-je, paraît au haut des rochers, et, apercevant Gessler grimpant, il prend son arc et lui tire une flèche dans le cœur : ce qui fait dégringoler ce pauvre méchant diable, et le fait tomber raide mort sur un lit de parade taillé exprès dans le roc pour le recevoir.

À ce coup décisif, tous les Suisses accourent ; Tell est entouré de ses amis au haut du rocher ; sa femme, son fils, Melchthal, Furst et d’autres amis, sont en bas dans la plaine. On voit que le poëte a beaucoup compté sur ce tableau ; et en effet, si l’art de la tragédie consistait, comme celui de la lanterne magique, dans le talent de disposer un certain nombre de figures avec des attitudes variées et strapassées, M.  Lemierre serait au moins le Sophocle de la France. L’oraison funèbre de Gessler gisant là sur un canapé de pierre est prononcée par Guillaume Tell, et le défunt n’y est pas autrement flatté. Sa mort est le signal de la liberté. On apprend que Werner en a levé l’étendard dans le canton voisin. Melchthal propose à l’assemblée de se réunir et de jurer de vaincre ou de mourir. Tell lui observe, du haut de son rocher, que

C’est un vœu trop commun ;


et finit la pièce en proposant une autre alliance :

Jurons d’être vainqueurs : nous tiendrons nos serments.

Le parterre n’a pas eu le temps d’examiner si le parti que Tell propose n’est pas précisément le même que celui de Melchthal ; car lorsque Tell dit à celui-ci : C’est un vœu trop commun, le parterre entendit : C’est un peu trop commun ; et cet hémistiche l’amusa si fort qu’il n’écouta plus le reste des généreuses dispositions du héros suisse. Il demanda même, à la fin de la