Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/229

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avec Le Fort, lui aurait dit en confidence : « Le bonhomme radote, il n’y a plus personne ; » ou, avec plus de philosophie, cette entrevue, lui montrant la vanité de toutes choses, aurait été très-capable de diminuer et même d’éteindre le désir d’exécuter les sublimes entreprises que ce grand homme méditait. Ce qu’il y a de certain, c’est que Louis XIV, affaibli par l’âge et les malheurs, dégradé par son mariage avec la veuve de Scarron, par le cailletage dévot, et par les tracasseries ecclésiastiques qui s’ensuivirent et qui l’occupèrent entièrement, était beaucoup moins propre à se trouver vis-à-vis de Pierre, que cet aimable régent, qui ne croyait pas en Dieu. En général, s’il n’était pas téméraire de juger, par un seul chant, de tout un poëme, je craindrais que celui de M.  Thomas ne manquât de génie. Or, pour peindre à la postérité le créateur d’un nouvel empire, et un prince en tout point aussi singulier que le czar, il faut du génie à chaque vers. Dans le chant que M. Thomas a lu, Pierre ne joue que le second rôle. Il écoute, ou, quand il parle, il ne dit que des lieux communs qui n’ont rien de ce caractère énergique et sauvage que le poëte ne pouvait conserver trop précieusement au réformateur de la Russie. Ce chant ne renferme qu’une esquisse assez languissante du siècle de Louis XIV, esquisse ornée d’une immensité de beaux détails, mais dans laquelle il me semble qu’on ne remarque pas assez ce premier jet de génie qui s’élance comme une belle fusée à travers l’obscurité. Ce chant, que des censeurs rigides ont appelé une gazette rimée, était donc le plus facile et le moins intéressant pour nous, qui savons le siècle de Louis XIV par cœur. C’est le siècle de la Russie qu’il fallait nous montrer ; c’est là que le poëte peut cueillir des lauriers : tout y est neuf ; rien n’a encore occupé le pinceau de ses rivaux.

M.  de Silhouette, ministre d’État, ancien contrôleur général des finances, vient de mourir d’une fluxion de poitrine à un âge peu avancé. Je crois qu’il n’avait que cinquante-sept ans[1]. On a prétendu qu’il était mort d’une ambition rentrée, comme on dit d’une petite vérole rentrée. En effet, après avoir su s’élever d’une condition obscure aux premières places de l’État, il n’a pas su s’y conserver, et l’on assure qu’il n’a jamais

  1. Il était né le 5 juillet 1709, et il mourut le 20 janvier 1767.