Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/261

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rend digne de s’approprier les leçons d’un grand homme. Ma surprise a été égale à mon chagrin, de ne trouver dans Bélisaire qu’un vieux radoteur, débitant des lieux communs méthodiquement et sans mesure, bavard à l’excès, reprenant chaque jour bien exactement et bien ennuyeusement la conversation où il l’avait laissée la veille, prêchant toujours, ne sachant ni causer ni attacher par ses froides dissertations. Son ton bourgeois, sa petite morale lourde et triviale, sa monotonie capable d’endormir l’homme le plus éveillé, m’ont mis vingt fois dans le cas de m’écrier avec le bon La Fontaine :

Hors Je hais les pièces d’éloquence
Hors de leur place et qui n’ont point de fin.

C’est que M.  Marmontel n’a rien de ce qu’il faut à un poëte. Point de génie. Point de naturel. Point de grâce. Point de sentiment. Rien qui vous touche, qui vous émeuve ; rien qui effleure l’âme. Il ne connaît ni le génie des hommes ni celui des affaires. Il veut nous instruire par la bouche de Bélisaire, et nous endoctriner sur tous les grands objets du gouvernement, et il n’est pas seulement sur aucun de ces objets au niveau des idées de son siècle. En puisant les siennes uniquement dans les meilleurs écrits de son temps, il aurait du moins eu plus de nerf et d’élévation. Son système militaire est extravagant. Je veux mourir s’il entend lui-même ce que Bélisaire débite sur le luxe ; et s’il sait jamais ce qu’il faut pour opérer le bonheur public et combien c’est une chose difficile, il cessera de croire que le premier bon diable ou le premier honnête bourgeois placé sur le trône (car c’est toujours sous ces traits qu’il représente les bons princes) y ferait des merveilles.

Il est une classe de lecteurs qui, convaincue apparemment de la nécessité des livres médiocres, aime à les juger avec indulgence. Si le Bélisaire de M.  Marmontel n’est pas un ouvrage de génie, on ne peut disconvenir qu’il ne contienne d’excellents principes, qu’il ne prêche partout l’amour de la vertu et la bonne morale ; et que peut-on faire de mieux, dans la jeunesse surtout, que de se nourrir l’esprit de pareilles lectures ? J’avoue que je suis bien éloigné de penser ainsi, car sans compter que ce Bélisaire me paraît absolument manquer de sentiment et