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AVRIL 1767.

pour un court espace de temps, portier du paradis par intérim, au lieu de faire son devoir avec fidélité et exactitude en bon et digne capucin, a provisoirement ou du moins étourdiment confié sa porte à un aveugle nommé Bélisaire. Lequel Bélisaire, ci-devant capitaine général, s’étant fait capucin par la grâce de Dieu et l’intervention du R. P. Marmontel, et ayant pris depuis peu l’habit de l’ordre séraphique, après avoir fait les preuves requises d’imbécillité et de pauvreté d’esprit, n’était néanmoins, vu sa cécité, aucunement propre a être preposé à la garde de la susdite porte. Aussi les méchants, abusant de l’impunité et plus encore de la bonhomie dudit R. P. Bélisaire, il est arrivé par mégarde ou trahison que le susdit capucin Bélisaire a laissé entrer en paradis les ci-devant empereurs Titus, Trajan et Marc-Aurèle, ensemble quelques autres coquins de cette trempe, lesquels, pour avoir gouverné l’empire comme on sait, avaient été justement condamnés par la Sorbonne, pour première correction et sauf quinzaine, a être éternellement détenus et bouillis en enfer, en la cinquième chaudière de la première salle, en entrant a gauche.

Or l’arrivée des susdits damnés en paradis et leur hardiesse d’écarter et de percer toutes ces belles rangées de bienheureux jacobins et cordeliers dont ce séjour céleste est orné, pour se placer insolemment entre saint Thomas et saint François, à causé un tel scandale et un tel vacarme en ce lieu de paix éternelle (où, comme on sait, les logements sont très-rares, et les loyers, quoique baissés depuis quelque temps, sont cependant encore d’une cherté excessive), que la Sorbonne n’a pu se dispenser de prendre connaissance de cette affaire et d’informer contre les auteurs, fauteurs et moteurs de ce désordre.

En conséquence, le docteur Riballier, syndic de ce respectable corps, a porté plainte au lieutenant général de police, de ce que le Petit Carême du R. P. Bélisaire s’était imprimé avec approbation et privilège, et qu’en quinze jours de temps il s’en était répandu dans Paris plus de deux mille exemplaires, dont chacun contenait au quinzième chapitre le passeport et droit de prendre séance en paradis, expédié obrepticement et subrepticement en faveur des nommés Titus, Trajan, Marc-Aurèle et autre canaille, à l’instigation du R. P. Marmontel, capucin sentant l’hérésie.