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MAI 1767.

M. de La Harpe réside à Ferney depuis la fin de l’été dernier avec femme et enfants. Son discours sur les avantages de la paix vous prouvera qu’il sait écrire en prose, et l’épître qu’il vient d’adresser à M. Barthe en réponse à sa Lettre de l’abbé de Rancé vous convaincra qu’il a le talent des vers. C’est de tous les jeunes gens le seul, avec M.  peut-être, qui ait donné quelques preuves de sa vocation pour les lettres, quoiqu’ils aient été assez malheureux l’un et l’autre dans la carrière dramatique. M. de La Harpe, né sans fortune, comme la plupart des enfants d’Apollon, a fait la sottise de se marier, il y a deux ou trois ans, à une petite limonadière jeune et jolie, et aussi pauvre que lui. C’est un grand malheur. M. de Voltaire a recueilli depuis peu cette petite famille. Rien n’est plus touchant que de voir le chef de la littérature prendre ainsi soin de ses enfants delaissés.

On dit que Mme de La Harpe joue la comédie avec beaucoup de succès, et que son mari n’est pas mauvais acteur non plus. On ajoute que M. de Voltaire leur a conseillé à tous les deux d’embrasser l’état de comédien, et qu’ils ne sont pas éloignés de suivre ce conseil. J’aime à croire la dernière moitié de cette nouvelle absolument fausse. Quoique je ne connaisse M. de La Harpe, pas même de figure, je m’intéresse à lui. Il ne faut se mettre au-dessus des préjugés que quand il y a de l’héroïsme à les braver. Je sens que lorsque M. de La Harpe aura monté sur le théâtre, je ne l’en estimerai pas moins ; mais je sens aussi que cette démarche le fera tomber dans le mépris, et que c’est un homme perdu, à moins qu’il n’ait, avec tous les avantages extérieurs, le talent de Baron ou de Garrick. Quant aux talents de sa femme, M. de Voltaire en a écrit avec assez d’enthousiasme pour donner de la jalousie à Mlle Clairon.

M. d’Aubigny, ancien intendant des études de l’École royale militaire, vient de mourir, âgé d’environ soixante ans. C’était le neveu de Dufresne Ducange, célèbre par son Glossaire et par sa vaste érudition. Le neveu a vendu les manuscrits de l’oncle à la Bibliothèque du roi. Il n’a occupé, dans les dernières années de sa vie, que très-peu de temps sa place à l’école royale militaire, et il n’y a pas réussi. Il s’en était retiré il y a environ deux ans, avec une pension de quatre mille francs. C’était un