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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

Si l’on ne peut dérober à l’enfant royal la connaissance de sa destinée, il faut du moins savoir l’effrayer sur l’importance de ses devoirs, sur le fardeau qu’il doit porter un jour ; il faut que, soumis à la discipline militaire, témoin de la manière dont les affaires se traitent, il plie de bonne heure son génie à la soumission et à la docilité ; que l’exemple et l’expérience ne soient pas remplacés par des préceptes stériles et des lieux communs qui, quoique de bonne morale, n’ont jamais produit une impression durable.

Ainsi, en renonçant à corriger un jeune prince à force de préceptes et de sermons, il me semble que tout l’art du gouverneur devrait s’épuiser à créer des occasions ou il puisse sentir l’inconvénient de ses défauts par sa propre expérience. Elle l’en corrigerait peut-être sans que le gouverneur eût jamais besoin de s’en mêler autrement. Il subsisterait ainsi entre l’élève et le gouverneur une espèce de contrat en vertu duquel chacun resterait maître de ses volontés et de ses actions, mais aussi en éprouverait et supporterait les conséquences naturelles. Ces conséquences rendues inévitables apprendraient au jeune prince peut-être plus que le plus beau cours de morale, et le préserveraient du vice le plus ordinaire de l’enfance, de la dissimulation.

Une des plus belles institutions d’une nation serait la loi qui affranchirait à jamais de toute espérance et de toute crainte celui qui élève l’enfant royal, en sorte qu’il ne fut jamais en cas de rien attendre de son élève, et qu’il quittât la cour en quittant sa charge. C’est avoir assez bien mérité de la patrie que d’avoir conduit l’héritier de l’empire au pied du trône où il doit être assis un jour : le repos d’un tel homme n’a rien que de glorieux, et il doit jouir dans la retraite des vertus de son élève. L’illustre Metastasio paraît avoir eu cette vue dans la premiere scène de son Alcide al bivio, pièce composée pour le premier mariage de l’empereur des Romains d’aujourd’hui. Le gouverneur d’Alcide quitte son élève, et prend congé de lui à l’entree des deux chemins. Malgré les instances du jeune Alcide, malgré le besoin pressant que celui-ci prétend avoir de son gouverneur au moment le plus critique et le plus important de sa vie, il en est abandonné. Cette scène est un modèle a la fois du vrai pathétique et d’une profonde morale. À Venise, lorsqu’un