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JUILLET 1767.

faits avant qu’il y eût aucun ouvrage didactique sur la peinture. Dix ou douze exemples de princes élevés en différents États de l’Europe avec un succès éclatant fourniraient la véritable poétique de l’éducation des princes, bien plus vite et bien plus sûrement que les méditations les plus profondes de nos philosophes.

En consultant l’histoire, le véritable livre élémentaire de cette science, on remarque qu’en général les plus grands princes d’une nation ont été ceux qui n’étaient pas nés sur le trône. On remarque encore que le mérite des souverains est en raison inverse de la stabilité de leur couronne : plus un trône est affermi, moins un souverain est obligé à de grandes choses ; aucun danger ne le tient éveillé, et le sommeil s’en empare. La couronne de Prusse ne sera pas toujours portée par un grand capitaine, par un grand philosophe, par un prince qu’aura éprouve le malheur dans sa jeunesse ; mais tout roi de Prusse aura du mérite, au risque de perdre sa couronne. On en peut dire autant des princes de la maison de Savoie ; et pour peu qu’on veuille réfléchir, on se convaincra en frémissant que le plus grand prince qu’ait eu la France, cet Henri IV dont on ne peut se rappeler les vertus sans la plus tendre émotion, s’il était né dauphin de France en ce xviiie siècle, non-seulement n’aurait pas été un héros, mais aurait été un mauvais prince (s’il est vrai que faible et mauvais sont presque synonymes sur le trône), et à coup sûr, un roi sans vertu et sans gloire. Quel peut donc être le grand avantage des princes qui parviennent au trône sans y être nés ? C’est d’avoir appris a obéir avant de commander ; à connaître le génie des hommes et des affaires ; à dépendre non-seulement de la volonté souveraine, mais d’une infinité d’autres volontés qui ne peuvent être conquises qu’a force de talent, de vertu ou d’adresse ; à donner à son âme la plus grande élasticité possible, en résistant au poids des événements et en supportant les inconvénients de sa situation.

Il semblerait donc que la condition la plus essentielle de l’éducation d’un prince serait de lui laisser ignorer son état et ses droits, et d’élever celui qui est pour commander comme s’il était né pour obéir. Mais comment lui conserver cette précieuse ignorance au milieu de tant d’obstacles qui s’y opposent, et qui rendent ce projet presque chimérique ? Il faut y renoncer.