Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/401

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
391
AOUT 1767.

et de n’avoir jamais crié à perte d’haleine quelque sot compliment que j’aurais pu lui tourner.

C’est donc peut-être moins des amis que des flatteurs et des complaisants qu’il faut aux grands hommes et aux beaux esprits. Marivaux avait une gouvernante qui allait dans le monde, et qui lui disait toute la journée qu’il était le premier homme de la nation. Le berger Fontenelle avait toujours son abbé Trublet pendu à son oreille, qui lui criait les louanges les plus puantes et les plus fastidieuses. Voltaire a eu pendant trente ans le pauvre diable de Thieriot à sa suite ; et le président de Montesquieu paraît avoir eu le même besoin de pauvres diables. Il eut beaucoup de faible pour La Beaumelle, qui, s’il n’est pas un vil scélérat, n’est du moins qu’un polisson et un mauvais sujet. Il eut toujours a ses trousses cet abbé de Guasco, qui, pour être un homme de condition, n’en était pas moins un plat et ennuyeux personnage. À l’ennui qu’il promenait partout, il joignait l’indiscrétion qui forçait les portes ; c’était un crime de lèse-société que toute maîtresse de maison était en droit et dans l’obligation de réprimer. Le président l’avait introduit chez Mme Geoffrin, et l’abbé de Guasco s’y était établi de façon qu’il fallait ou le chasser, ou risquer de voir la maison désertée par la bonne compagnie. Mme Geoffrin, pleine d’égards pour le protecteur de l’abbé de Guasco, y procéda avec beaucoup de ménagement. Elle enjoignit à son portier, sur cinq fois que l’abbé se présenterait, de le laisser entrer une seule fois. C’était le recevoir encore assez souvent, puisqu’il se présentait presque tous les jours ; mais le Piémontais n’était pas homme à se laisser conduire ou brider de cette manière. Quand le portier l’assurait que sa maîtresse n’y était point, l’abbé de Guasco l’assurait du contraire et passait outre. Mme Geoffrin, impatientée, signifia enfin à son portier que s’il ne savait pas empêcher l’abbé de Guasco d’entrer, il serait lui-même mis à la porte, qu’il savait si mal garder. Le domestique, peu curieux de perdre son poste pour les vilains yeux bordés de rouge de M. l’abbé de Guasco, se mit à travers le passage la première fois que celui-ci voulut le forcer, et poussa l’indiscret dans la rue. Voilà comment les choses se passèrent sur la fin de l’année 1754, au su de tout le monde, et entre autres au mien, peu de mois avant la mort de M. de Montesquieu.