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SEPTEMBRE 1767.

position d’un acteur ne lui devienne fatale. Ce poëte a entre autres agréments celui d’être louche, d’être toujours à côté de sa pensée, de ne jamais dire ce qu’il voudrait dire : il faut toujours en deviner et supplier la moitié. Malgré cela j’entendais dire à tout le monde autour de moi, pendant les second et troisième actes, me sentant saisi d’un violent frisson causé par l’ennui, que ce jeune homme avait non-seulement beaucoup de talent, mais même du génie. Athéniens, si vous prodiguez ces noms à de tels ouvrages, vous êtes bien dignes de n’en plus voir d’autres sur vos théâtres.

— Nous avons enfin reçu quelques exemplaires de l’Ingénu, roman théologique, philosophique et moral, de M. de Voltaire. M. l’ingénu est un jeune Huron qui a la curiosité de voir l’Europe. Après avoir vu l’Angleterre, il débarque sur les côtes de la Basse-Bretagne. Il y trouve inopinément un oncle dans la personne de M.  le prieur de Notre-Dame de la Montagne, et une tante dans la sœur du prieur, Mme de Kerkabon, vierge âgée de quarante-cinq ans. Il y devient amoureux de Mlle de Saint-Yves. Vous verrez ensuite par quel enchaînement d’aventures M. l’ingénu, après avoir repoussé les Anglais en Bretagne, arrive à Versailles pour y demander la récompense de ses services, est mis a la Bastille, y reste oublié, en est tiré enfin par le crédit de sa belle maîtresse, perd par une mort tragique cette incomparable personne, et ne se console de sa vie de cette perte. Tout cela se passe en 1689 sous le ministère de monseigneur de Louvois et du R. P. de La Chaise. M. l’lngénu fait à cette occasion le portrait d’un ministre de la guerre qui ne ressemble pas au marquis de Louvois, puisque tout le monde y a reconnu M. le duc de Choiseul. Ce roman n’est pas le chef-d’œuvre de M. de Voltaire ; mais il est plein de traits qui rappellent la manière de cet écrivain illustre. Il est amusant et agréable comme tout ce qui sort de sa plume : car remarquez que M. de Voltaire, meme quand il est mauvais, n’est jamais ennuyeux. Au reste M. le Huron, dont son oncle le prieur n’a rien de plus pressé que de faire un bon chrétien moyennant le sacrement de baptême, a un bon sens bien alarmant pour sa tante dévote.

— Le roi de France Charles V fut surnommé le Sage parce qu’il répara par sa prudence les malheurs du roi Jean, son père,