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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

est entièrement perdu ; mais il s’en faut bien. Ce satrape au contraire fait d’un poignard deux coups ; il se tue, et il tue en même temps M. Le Fèvre dans mon esprit à n’en jamais revenir. C’est un homme sans ressource. S’il avait du moins su nous montrer Arbate assez juste, assez sévère, assez attaché à son pays pour immoler un fils criminel en présence de toute la cour, j’aurais pu concevoir quelque espérance de son génie, quoique cet épisode ne tienne en aucune manière à son sujet, et qu’il y soit cousu le plus ridiculement du monde. Arbate me prouve que M. Le Fèvre ne saura jamais jouer du poignard.

Ce qui m’intéresse le plus dans cette étonnante pièce, ce sont les amateurs d’exécutions qui ont passé toute une journée à attendre en vain une représentation. S’il a fait ce jour-la un peu chaud, ou un peu froid, ou un peu humide, les amateurs ont du rentrer chez eux le soir de bien mauvaise humeur, et fort mécontents de l’administration de la justice du royaume de Cosroès. Nous sommes mieux policés en France, et nous ne faisons pas languir les spectateurs. Cela me rappelle le discours d’un homme que rapporte M. d’Alembert quand il est en train de faire des contes. Cet homme se trouve à une table d’hôte où l’on se plaignait de la lenteur de la justice. Il prit la parole et il dit : « Je ne conçois pas comment on peut accuser en France la justice de lenteur. Je me trouvais mardi dernier au Palais, j’avais oublié mon mouchoir chez moi ; j’en pris un dans la poche de mon voisin ; il était environ onze heures. À onze heures et demie, je fus décrété de prise de corps et pris. À midi interrogé, confronté, récolé. À midi et demi, jugé. À une heure, fouette et marqué. Avant deux heures, j’étais rentré chez moi pour dîner. »

Voilà comment le public aurait dû en user avec l’auteur de Cosroès. Il aurait pu être entendu, jugé, relégué du théâtre, et rendu chez lui pour souper ; mais on disait que M. Le Fèvre était très-jeune, qu’il fallait encourager la jeunesse. En conséquence, son second et son troisième acte, ainsi que la moitie du quatrième, furent applaudis avec transport, et quoique l’autre moitié de cet acte, ainsi que le cinquième, ne réussissent point, la pièce aura au moins cinq et peut-être huit représentations, à moins que la suspension que vient de lui occasionner l’indis-