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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

cipes serait affreuse et porterait au crime ; que toute croyance de fatalité dégrade l’homme, en lui ôtant la liberté, hors laquelle il n’y a nulle moralité dans ses actions. Je conviens que ces petites idées mesquines sont assez généralement reçues parmi nous, et même parmi une partie de nos philosophes, mais elles n’en sont pas moins fausses. Et d’abord je demanderai à M. de Beaumarchais si les peuples de l’ancienne Grèce étaient bien dégradés. Le dogme de la fatalité était cependant le dogme fondamental de leur catéchisme ; c’était le dogme le plus universellement répandu, celui qu’on inculquait aux enfants avec le plus de soin, et auquel on ramenait sans cesse les hommes par les représentations théâtrales qui étaient entièrement consacrées à la religion. Si les hommes de ces temps ont été dégradés par ce dogme, j’avoue que les idées judaïques et gothiques dont nous farcissons la tête de nos enfants, et dont nous entretenons nos citoyens dans nos temples, nous rendent peu semblables à ces hommes dégradés dont les vertus, l’énergie, l’élévation et le patriotisme, ont fait l’admiration de tous les siècles. Les stoïciens, les plus vertueux de tous les hommes, dont la morale était si pure et si élevée, croyaient tous à la nécessité et à la fatalité.

Je suis si éloigné de croire ce dogme opposé à la morale que je suis persuadé au contraire que la science des mœurs ne sera jamais portée à sa perfection chez une nation qui n’admettra pas le dogme de la fatalité. Je dis plus : même chez les nations ou la métaphysique du pays est en usage de le combattre, il existe et se conserve au fond des cœurs ; il est la source de toutes les vertus civiles et le fondement de toutes les qualités précieuses au genre humain. Affranchissez un seul homme sur la terre des liens de la fatalité, enlevez-le à la main invisible du sort, dissipez autour de lui les ténèbres de l’incertitude, et, par ce seul acte, vous l’aurez rendu le plus injuste, le plus immodéré, le plus exécrable de tous les hommes.

Ce n’est pas ici le lieu d’approfondir ces grandes idées ; cette entreprise serait digne d’un philosophe tel que Cicéron. Plus vous y réfléchirez, plus vous vous convaincrez que ces idées sont justes et vraies. J’aurais volontiers dispensé M. de Beaumarchais de toucher à une corde si grave. Je me souviens que M. Marmontel a déjà honnêtement déraisonne sur cette