Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/462

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
452
CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

heur que j’éprouve peut t’accabler demain. Si tu te permets tout envers les autres, ils se permettront tout envers toi. Monarque absolu d’un grand empire, tu peux sans doute te livrer aux fureurs les plus insensées ; mais tu ne peux pas non plus te garantir du risque d’être précipité de ton trône, et ton supplice peut devenir le signal de l’allégresse publique. Nous naissons tous avec les mêmes besoins, nous mourons tous au bout d’un certain temps, nul ne peut lutter seul contre tous : voilà la source de toutes nos vertus ; voilà la véritable sanction, non de la loi naturelle qui n’a rien statué à cet égard, si ce n’est que cent livres pèseront éternellement le double de cinquante, mais des lois sociales et politiques conformes au génie de l’homme. Je crois l’avoir déjà dit : Affranchissez un seul de nous de la loi générale ; créez un homme immortel, ou bien accordez-lui une vie de deux mille ans seulement, ou bien garantissez-lui ses quatre-vingts années de vie exemptes de tout revers, de tout malheur, qu’il en ait la certitude ; et vous en aurez fait le plus exécrable, le plus méchant de tous les hommes. C’est que vous aurez détruit la mesure commune qu’il y a entre nous et lui. Il sera méchant et ne sera point injuste. Il comptera votre vie pour rien, il vous en privera pour le plus petit de ses intérêts. Et pourquoi la compterait-il pour quelque chose, lui qui est sur de son sort et qui ne peut courir aucun risque ? Cette égalité du sort est si essentielle à la morale que celle-ci n’existe plus dès que l’autre a cessé. Nous n’observons aucune loi avec les animaux, si ce n’est notre convenance. Notre cruauté s’accroît même à proportion que leur petitesse nous dérobe le spectacle de leurs souffrances, c’est-à-dire une impression pénible que nous craignons. Vous écrasez un insecte sans pitié, sans remords, sans la plus légère attention. C’est que vous ne trouvez aucun rapport entre vous et lui ; la mort lui est cependant à coup sur aussi amère, la douleur aussi horrible qu’à vous. Vous avez fait de la chasse le plus noble de vos exercices. Ceux qui en font leur amusement journalier sont-ils cruels, barbares, atroces ? Sont-ce des monstres ? Non, vous en avez connu qui sont sensibles, généreux, compatissants, bienfaisants ; qui ont mille vertus, qui sont chéris, estimés, respectés. Pourquoi est-il donc plus barbare de forcer un homme que de forcer un cerf ? Pourquoi le spectacle d’une mère avec son enfant dans