Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 7.djvu/81

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personnellement, leur habit est simple, leur cellule est petite, leur table ordinaire sans faste. Les honnêtes gens y trouvent à la vérité, quand ils veulent, de bons repas. Malgré cela, on n’y absorbe pas pour faire un coulis ce qui suffirait pour nourrir quatre hommes.

Pendant que les maîtres sont bien traités à la salle, les domestiques se nourrissent bien à la cuisine, et les pauvres ont de la soupe à la porte. Peut-être y a-t-il de l’inconvénient à cette soupe, mais cela n’empêche pas qu’il n’y ait dans cette manière de vivre une réunion de grandeur et de simplicité dont le sentiment doit être affecté, en attendant que la réflexion l’ait perfectionné. Il semble que ce qu’on dit le plus hautement contre les moines soit précisément fait pour me paraître en leur faveur.

« Ce drôle-là, disait un bon et honnête gentilhomme de ma connaissance en parlant d’un prieur qui nous avait donné à dîner, nous a, par Dieu, bien reçus : cela a dix mille livres de rente, un coquin de moine comme ça. Eh bien ! son père était fermier de mon oncle ici à deux lieues… »

J’en conclus que l’établissement des moines, s’il n’était pas fait, serait un vrai moyen digne de la vraie philosophie pour corriger, par une certaine facilité de faire de temps en temps fortune, l’inégalité des conditions, et ramener en quelque façon par là à cette égalité que tout honnête homme porte gravée dans son cœur. J’ai dit quelque part et je le répète que ce n’est point la naissance, la richesse, l’esprit, la sagesse même qui donnent des droits au bonheur, c’est la qualité d’être sensible. Je veux qu’il y ait du bonheur à espérer pour ceux même qui, avec une probité commune et un esprit ordinaire, ne peuvent pas atteindre à celui que procure la haute estime réservée et due à un esprit supérieur et à une vertu sublime. Si les avantages de la vie n’étaient que pour les gens vertueux, il n’y aurait aucun mérite à l’être. (J’entends ici par mérite cette satisfaction douce qu’on éprouve à mériter.) S’ils n’étaient que pour les gens d’esprit, ils croiraient ce qu’ils ne croient déjà que trop, qu’ils leur seraient dus exclusivement, comme les nobles le croient et le croyaient encore bien davantage avant que les fortunes et par contre-coup les alliances de finances eussent ce que le public appelle confondu, et ce que j’appelle, moi,