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CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.

— Une société de négociants du port de Nantes ayant nommé un de ses vaisseaux le Voltaire, et en ayant fait part au parrain du nouveau baptisé, cet homme illustre, réservé à toutes sortes de distinctions, a adressé un discours à son vaisseau, que vous allez lire quand j’aurai transcrit ici la réponse qu’il a faite à celui qui lui a mandé cette nouvelle.


LETTRE DE M. DE VOLTAIRE À M. DE MONTAUDOIN,
de plusieurs académies.
et correspondant de l’académie royale des sciences de paris, à nantes.
« De Ferney, le 2 juin 1768.
« Monsieur

,

« Jusqu’à présent je ne pouvais pas me vanter d’avoir heureusement conduit ma petite barque dans ce monde ; mais puisque vous daignez donner mon nom à un de vos vaisseaux, je défierai désormais toutes les tempêtes. Vous me faites un honneur dont je ne suis pas certainement digne, et qu’aucun homme de lettres n’avait jamais reçu. Moins je le mérite, et plus j’en suis reconnaissant. On a baptisé jusqu’ici les navires des noms de Neptune, des tritons, des sirènes, des griffons, des ministres d’État ou des saints, et ces derniers surtout sont toujours arrivés à bon port ; mais aucun n’avait été baptisé au nom d’un faiseur de vers et de prose.

« Si j’étais plus jeune, je m’embarquerais sur votre vaisseau et j’irais chercher quelque pays où l’on ne connût ni le fanatisme ni la calomnie. Je pourrais encore, si vous vouliez, débarquer à Civita-Vecchia les jésuites Patouillet et Nonotte, avec l’ami Fréron, ci-devant jésuite. Il ne serait pas mal d’y joindre quelques convulsionnaires ou convulsionnistes : on mettait autrefois, dans certaines occasions, des singes et des chats dans un sac, et on les jetait ensemble à la mer.

« Je m’imagine que les Anglais me laisseraient librement passer sur toutes les mers : car ils savent que j’ai toujours eu du goût pour eux et pour leurs ouvrages. Ils prirent dans la guerre de 1741 un vaisseau espagnol tout chargé de bulles de la Cruzade, d’indulgences et d’Agnus Dei. Je me flatte que votre vaisseau ne porte point de telles marchandises ; elles pro-