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AOUT 1768.

le pouvoir de l’amour en se trouvant avec une jeune personne charmante qu’il n’a plus revue depuis, et dont il ignore jusqu’au nom et jusqu’à la condition : jamais il n’a pu effacer le souvenir de cette jeune beauté de son esprit ; il est bien sûr de n’aimer jamais qu’elle, et il est trop honnête et trop délicat pour contracter un lien indissoluble avec une personne à laquelle il ne pourrait donner son cœur sans réserve ; ses principes sont trop décidés pour qu’il accepte la main de Mme d’Origny, uniquement parce qu’un oncle a attaché à cette union vingt mille livres de rente. Ainsi, il promet de bon cœur sous le nom de Dorancé et de la part du chevalier, au marquis son frère, qu’il ne traversera point son mariage avec Mme d’Origny.

La première réflexion qui s’offre ici à l’esprit, c’est qu’il est bien singulier que le chevalier ait nourri dans son cœur, depuis sept ou huit ans, une passion aussi forte et aussi invincible que celle qu’il ressent pour sa belle inconnue, sans en avoir jamais parlé à son grand-père. Il dément par ce seul trait tous les principes de l’éducation qu’il a reçue. Il honore dans ce vieillard respectable non-seulement un gouverneur indulgent et éclairé, mais il chérit en lui un ami, le confident de toutes ses pensées, de tous les mouvements de son âme. Quel motif aurait pu l’engager à garder un secret inviolable sur l’état de son cœur ? Est-ce la crainte d’être blâmé par son grand-père ? Point du tout. Ce père est de tous les amis le plus indulgent et le plus tendre. Il n’aurait pas sitôt entrevu la passion de son élève qu’il se serait mis à la recherche de la personne qui en est l’objet, et s’il l’avait trouvée digne de l’attachement de son petit-fils, il aurait mis tout son bonheur à faire le bonheur de ces amants. Je ne dis pas que ce soit là précisément le modèle d’un père sage, mais je dis que c’est là l’idée que M. de Moissy a voulu nous donner de la sagesse du sien. Il est donc faux que le chevalier ait jamais voulu cacher sa passion à son grand-père ; et quand il aurait pu le vouloir, il serait encore plus absurde que ce père ne s’en fût point aperçu : un gouverneur qui se voue entièrement à l’éducation de son pupille, et qui ne se doute pas seulement de la passion la plus forte et la plus décidée que ce pupille nourrit dans son cœur pendant nombre d’années, peut prendre en toute sûreté un brevet d’ineptie, et ne renoncera jamais trop tôt à son métier.