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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/146

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finesse, mais nulle sensibilité, ou, ce qui est la même chose, l’art de tout imiter, et une égale aptitude à toutes sortes de caractères et de rôles : s’il était sensible, il lui serait impossible de jouer dix fois de suite le même rôle avec la même chaleur et le même succès : très-chaud à la première représentation, il serait épuisé et froid comme le marbre à la troisième ; au lieu qu’imitateur réfléchi de la nature, en entrant la première fois sur la scène, il sera imitateur de lui-même ; à la dixième fois, son jeu, loin de s’affaiblir, se fortifiera de toutes les réflexions nouvelles qu’il aura faites ; et vous en serez de plus en plus satisfait.

Ce qui me confirme dans mon opinion, c’est l’inégalité des acteurs qui jouent d’âme. Ne vous attendez point de leur part à aucune unité ; alternativement leur jeu est fort et faible, chaud et froid, plat et sublime ; ils manqueront demain l’endroit où ils ont excellé aujourd’hui ; en revanche, ils excelleront dans celui qu’ils avaient manqué la veille, au lieu que ceux qui jouent de réflexion, d’étude de la nature humaine, d’imitation, d’imagination, de mémoire, sont uns, les mêmes à toutes les représentations, toujours également parfaits ; tout est mesuré, tout est appris ; la chaleur a son commencement, son milieu, sa fin. Ce sont les mêmes accents, les mêmes positions, les mêmes mouvements ; s’il y a quelque différence d’une représentation à une autre, c’est toujours à l’avantage de la dernière. Ils ne sont presque point journaliers : ce sont des glaces parfaites, toujours prêtes à montrer les objets, et à les montrer avec la même précision et la même vérité. Ainsi que le poëte, ils vont sans cesse puiser dans le fonds inépuisable de la nature, au lieu qu’on aurait bientôt vu le terme de leur propre richesse[1].

  1. M. Étienne, dans sa Notice sur Molé placée en tête des Mémoires de cet acteur dans la Collection des Mémoires sur l’art dramatique, après avoir rendu compte de l’effet prodigieux que produisait Molé dans une scène du Jaloux de Rochon de Chabannes, ajoute : « M. Népomucène Lemercier, mon confrère à l’Institut, m’a raconté à ce sujet une anecdote intéressante que je crois devoir consigner dans cette Notice. La première fois qu’il assista à la pièce de Rochon de Chabannes, il éprouva, au passage dont je viens de parler, la même sensation que le public, et il fut transporté d’un tel enthousiasme qu’après la représentation il ne put résister au plaisir d’aller féliciter l’acteur de cet effet prodigieux de son talent : « Eh bien ! lui dit Molé, je ne suis pas content de moi aujourd’hui ; aussi je n’ai pas produit cette fois sur le public la même impression que de coutume. Je me suis trop livré, je n’étais plus maître de moi ; j’étais entré si vivement dans la situa-