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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/165

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accablée d’éloges ; vous vous en serez séparé et vous l’aurez laissée avec la conviction du plus éclatant succès. Le lendemain, elle paraît, elle est sifflée ; et vous prononcez en vous-même, malgré vous, que les sifflets ont raison. D’où cela vient-il ? Est-ce qu’elle a perdu son talent d’un jour à l’autre ? Aucunement ; mais chez elle vous étiez terre à terre avec elle, vous l’écoutiez, abstraction faite des conventions ; elle était telle vis-à-vis de vous ; il n’y avait aucun autre terme de comparaison. Vous étiez content de son âme, de ses entrailles, de sa voix, de ses gestes, de son maintien ; tout était en proportion avec le petit auditoire, le petit espace ; rien n’exigeait de l’exagération ; sur la scène tout a disparu ; là il fallait un autre modèle qu’elle-même, puisque tout ce qui l’environnait a changé : sur un petit théâtre particulier, dans un appartement, vous spectateur de niveau avec l’acteur, le vrai modèle dramatique vous aurait paru outré, et en vous en retournant vous n’auriez pas manqué d’en faire la confidence à votre ami, et le lendemain le succès au théâtre vous aurait étonné.

Ces dernières lignes sont lâches et froides, mais elles sont vraies. Je vous demande encore si un acteur fait ou dit rien dans la société précisément comme sur la scène ; et je finis.

Non, je ne finis pas ; il faut que je vous raconte un fait que je crois décisif. Il y a à Naples un poëte dramatique dont j’ai su le nom. Lorsque sa pièce est faite, il cherche dans la ville les personnes les plus propres de figure, de voix et de caractère à remplir ses rôles : comme il s’agit de l’amusement du souverain, personne ne s’y refuse. La troupe pour la pièce formée, le poëte exerce ses acteurs pendant six mois ensemble et séparément ; et quand croyez-vous qu’ils commencent à s’entendre, à bien jouer, à s’avancer vers la perfection que l’auteur exige ? C’est lorsqu’ils sont épuisés par ces répétitions sans nombre, lorsqu’ils sont ce que nous appelons absolument blasés : dès ce moment les effets sont prodigieux, c’est à la suite de cet exercice pénible que les représentations se font ; et ceux qui en ont vu conviennent qu’on ne sait pas ce que c’est que de jouer la comédie quand on n’a pas vu jouer celle-là. Ces représentations se continuent six autres mois de suite, et le roi et la cour jouissent du plus grand plaisir que l’illusion théâtrale puisse donner : et cette illusion, à votre avis, aussi grande et même