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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/166

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plus parfaite à la dernière représentation qu’à la première, peut-elle être l’effet de la sensibilité ?

Au reste, la question dont il s’agit a été autrefois entamée entre un médiocre littérateur, Rémond de Sainte-Albine[1], et un grand comédien, Riccoboni[2] : le littérateur était pour la sensibilité, et le comédien était contre[3] ; c’est une anecdote que

  1. Auteur du Comédien, 1747, in-8°.
  2. Auteur de la Réformation du théâtre, 1743, in-12.
  3. Je ne sais si Riccoboni était aussi grand acteur que son adversaire Rémond de Sainte-Albine était médiocre littérateur ; mais je me rappelle qu’ils ont écrit tous deux des choses fort communes sur cette question. Quant au philosophe, il n’aurait pas encore fini s’il avait su le fait que je vais rapporter ici. C’est que Mlle Arnould, cette Sophie si touchante au théâtre, si folle à souper, si redoutable dans la coulisse par ses épigrammes, emploie ordinairement les moments les plus pathétiques, les moments où elle fait pleurer ou frémir toute la salle, à dire tout bas des folies aux acteurs qui se trouvent avec elle en scène ; et lorsqu’il lui arrive de tomber gémissante, évanouie, entre les bras d’un amant au désespoir, et tandis que le parterre crie et s’extasie, elle ne manque guère de dire au héros éperdu qui la tient Ah ! mon cher Pillot, que tu es laid ! Quel parti notre philosophe aurait tiré de cette anecdote ! J’aurais pu remarquer que les acteurs de l’Opéra-Italien sont en usage de se dire de pareilles folies pendant leur jeu muet, mais on m’aurait répondu peut-être qu’ils jouent avec assez peu de chaleur et de vérité pour pouvoir se livrer à ces sortes d’extravagances ; ce qu’on ne pourra pas dire des facéties de Melpomène Arnould : non-seulement son jeu n’en souffre point, mais il est impossible qu’un spectateur qui la voit dans ces moments décisifs suppose qu’elle soit assez peu affectée pour dire des billevesées. Au reste, ces idées mériteraient d’être plus approfondies ; elles tiennent à une théorie des arts d’imitation qui n’est pas encore bien éclaircie. Ces arts sont toujours fondés sur une hypothèse ; ce n’est pas le vrai qui nous charme dans les ouvrages de l’art, c’est le mensonge approchant de la vérité le plus près possible : mais le mensonge surfait toujours, le fantôme de l’imagination est toujours plus grand que l’image de la nature. Qu’est-ce qui fait donc l’essence du grand acteur, du comédien de génie ? Ce n’est pas la sensibilité ; à cet égard, je suis parfaitement d’accord avec notre philosophe ; mais ce n’est pas non plus la volonté contraire : j’ai connu des hommes de pierre, ayant d’ailleurs une extrême finesse dans l’esprit, hors d’état de jouer médiocrement une scène de comédie. Le grand comédien est celui qui est né avec le talent de jouer supérieurement la comédie, et qui a perfectionné ce talent par l’étude. Je sais bien que cette définition n’apprend rien, mais c’est le cas de toutes les définitions exactes ; contentez-vous-en ; ou si vous les généralisez, vous n’aurez plus que des mots vagues, et les esprits peu justes croiront que vous leur avez appris des vérités importantes, quand vous n’aurez fait que bavarder. Ce qui fait qu’un homme est grand acteur, grand poëte, grand artiste, ne tient pas à des qualités générales, mais à des modifications si fines que nous avons à peine assez d’yeux pour les apercevoir, et encore moins des termes pour les exprimer, mais qu’il suffit d’une ligne de plus ou de moins pour ôter le talent, ou pour le porter à son comble. La sensibilité est donc une qualité neutre et étrangère au talent d’un grand comédien, elle peut se trouver ou ne pas se trouver dans le sujet qui possède ce talent éminent ; cela ne fait rien à la chose : le caractère moral, et le génie ou le talent, sont deux composés de qualités très-indépendantes les unes des autres, de sorte que