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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/172

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lien, suivant M. Le Fèvre. Dès qu’il apprend cet enlèvement, il en perd l’esprit, il jure qu’il ne permettra jamais à sa fille d’épouser le roi ; il va mendier le secours des Africains ; il les introduit en Espagne, et met tout à feu et à sang pour tirer sa fille des mains de Rodrigue ; et comme Florinde ne lui a pas confié sa passion pour son royal ravisseur, son père la promet par serment au prince maure, pour récompense du secours qu’il en attend. Le poëte ne nous laisse pas ignorer que les Africains font le plus grand cas des belles Espagnoles ; l’espérance de posséder la belle Florinde détermine le roi maure à seconder les projets de Julien. Rodrigue ramasse ce qui lui reste de forces et de sujets fidèles pour défendre sa couronne. Il n’oublie pas de se faire suivre par Florinde, afin de l’avoir toujours sous les yeux. Les deux armées sont en présence ; les escarmouches sont fréquentes. Dans une de ces rencontres, un parti de l’armée africaine enlève la belle Florinde, sans se douter de quelle importance est la capture qu’il vient de faire. On l’amène au camp de son père, qui ne la connaît pas, parce qu’il ne l’a vue que dans sa plus tendre enfance et c’est ici que la pièce commence.

On a blâmé les Comédiens d’avoir osé recevoir et représenter une pièce aussi informe ; mais tant qu’ils ne rejetteront pas une bonne pièce, je ne croirai pas que le public ait à s’en plaindre. Dans les temps de disette il faut tout essayer, et si les acteurs méritaient quelque reproche, je les trouverais suffisamment punis par la peine d’apprendre une mauvaise pièce pour se faire huer pendant cinq actes de suite.

Il serait injuste de juger du talent des acteurs d’après des rôles qui n’ont pas le sens commun. Brizard dans le comte Julien, et Mme Vestris dans Florinde, n’ont pu ni plaire ni toucher ; mais Molé a joué le rôle de Rodrigue, déjà si absurde en lui-même, avec un tel emportement qu’il en est devenu vingt fois plus ridicule. Je crois déjà avoir eu l’honneur de représenter à M. Molé que, s’il n’y prend garde, il se perdra absolument. Il n’a qu’à jouer encore six mois la tragédie dans ce goût-là et des rôles de cette force, et quand il voudra revenir au naturel et à la vérité, il sera tout étonné de n’y plus rien entendre ; l’emportement et la chaleur immodérés sont aussi nuisibles aux progrès et à la perfection du talent que le froid et le défaut de sentiment.