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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/171

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ne connaissons l’histoire de ces beaux siècles que par les annales ou les chroniques des moines, il y règne un esprit digne d’eux. Ils ne manquent pas de rapporter, par exemple, qu’il existait alors une maison enchantée et par conséquent inhabitée ; personne n’osait en approcher, et les souverains, depuis qu’elle était dans cet état, l’avaient regardée comme sacrée. Rodrigue eut la fantaisie d’y entrer, et la fit ouvrir de force, il ne lui en arriva aucun mal ; mais les historiens observent très-judicieusement que cet acte de témérité fut suivi de la perte de sa couronne et de sa vie ; heureusement il n’y a plus de maisons enchantées, et nos rois d’aujourd’hui, quand même ils auraient du courage, ne peuvent plus jouer si gros jeu. Il est à remarquer que Rodrigue perdit la bataille le jour de la Saint-Martin, c’est-à-dire le 11 novembre 711 ; et que notre poète tragique, qui n’a sûrement jamais forcé de maison enchantée, l’a perdue vingt-quatre heures plus tôt, savoir le 10 novembre 1770, mille cinquante-neuf ans moins un jour après la catastrophe du malheureux Rodrigue.

M. Le Fèvre a trop bien connu sa nation pour solliciter ses larmes en faveur d’une dame d’honneur violée, en passant, par un prince un peu trop vif. Il s’est douté que les cœurs français resteraient durs comme pierre au spectacle d’un malheur de cette espèce, et que l’on pourrait bien éclater de rire ; ainsi il a préservé la belle Cava, travestie en Florinde, de cette redoutable aventure. Seulement Rodrigue en est amoureux fou ; Cava-Florinde est fort touchée de cet amour ; mais elle a trop d’élévation pour vouloir être sa concubine, et elle s’intéresse trop à la gloire de son amant pour consentir qu’il l’épouse : délicatesse qui tient de l’héroïsme dans un siècle où les rois épousaient souvent des freules qui ne valaient pas Mlle Julien. La belle Florinde pousse l’héroïsme de M. Le Fèvre si loin que, malgré l’excès de sa passion, et craignant sans doute sa propre faiblesse pour un roi trop aimable, elle prend le parti de s’éloigner en secret de la cour, et de rejoindre son père dans son gouvernement. Mais on ne trompe pas l’œil de son amant, et sa fuite ne pouvait rester ignorée de Rodrigue ; il fait courir après elle, on la rattrape sur le grand chemin, on l’enlève, et on la ramène à la cour de son amant qui ne la perd plus de vue.

Voilà le fondement de la colère et de la fureur du comte Ju-