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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/238

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Fleury, qui fit sa fortune. Je ne crois pas que l’abbé Alary ait jamais rien écrit. Ceux qui l’ont connu assurent qu’il avait de la finesse dans l’esprit, et qu’il était de bon commerce. Il avait quitté la cour depuis fort longtemps, et vivait obscurément à Paris, avec la réputation de sagesse dans le caractère, ce qui veut souvent dire nullité car il n’y a qu’à ne s’affecter de rien, être de la plus belle indifférence pour le bien et le mal, public ou particulier, louer volontiers tout ce qu’on fait, et ne jamais rien blâmer, s’appliquer à ses intérêts, mais sans affiche, et l’on a bientôt la réputation d’un homme sage.

— Jean Sénac, premier médecin du roi, surintendant des eaux et fontaines minérales et médicinales du royaume, de l’Académie royale des sciences, mourut le 20 du mois dernier, à Versailles, à l’âge de quatre-vingts ans[1]. Il avait, à titre de sa place, un brevet de conseiller ordinaire du roi en ses conseils d’État et privé. Il a laissé plusieurs ouvrages de médecine et de physiologie fort estimés, dont celui qui traite du cœur[2] est, je crois, le plus récent. Sénac était savant et ne croyait pas à la médecine, ce qui ne l’empêcha pas de choisir cette profession de préférence, et de l’exercer toute sa vie. Je dis de préférence, parce qu’il avait tâté de plusieurs métiers avant de se fixer. Il avait été dans sa jeunesse protestant, proposant ou apprenti ministre de l’Évangile, ensuite catholique, jésuite et enfin médecin. Il avait reconnu sans doute que de tous les marchands d’espérance, les médecins resteraient les plus achalandés à la longue. Sénac avait infiniment d’esprit ; mais son caractère moral était fort équivoque, ou plutôt, pour trancher le mot, il avait la réputation d’un grand fripon. Il avait l’air faux, et de sa vie il ne lui est arrivé d’oser regarder celui à qui il parlait ; il parlait toujours les yeux baissés, ou en regardant de côté. Ce signe, que j’ai remarqué aussi à feu M. de Silhouette, est un des plus fâcheux symptômes : on n’en relève jamais dans mon esprit ; mais il faut qu’il ne soit pas si mortel ailleurs, puisqu’il n’a pas empêché M. Sénac de parvenir à la première dignité de son état. On s’apercevait aussi trop aisément qu’il ne croyait pas à la médecine, quand il était auprès de ses malades ou en consul-

  1. De soixante-dix-huit ans, car il était né en 1693. (T.)
  2. Traité de la structure du cœur, 1748, 2 vol.  in-4o ; réimprimé en 1777 et 1783 avec des additions et des corrections de Portal