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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/286

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séance particulière de l’Académie royale des sciences ; le prince Frédéric-Adolphe, encore indisposé, ne put accompagner le roi son frère. M. d’Alembert ouvrit la séance par un discours. Trois académiciens, M. Macquer, M. Sage et M. Lavoisier, lurent chacun un Mémoire, le premier sur le flintglass, le second sur la blende, le troisième sur la nature de l’eau. Mlle Biheron termina la séance par plusieurs démonstrations anatomiques, et c’est sans difficulté ce qu’il y a eu de plus digne de l’attention de Sa Majesté. Cette fille, âgée de plus de cinquante ans, pauvre, subsistant d’une petite rente de douze ou quinze cents livres, infiniment dévote d’ailleurs, a eu toute sa vie la passion de l’anatomie. Après avoir longtemps suivi la dissection des cadavres, dans les différents amphithéâtres, elle imagina de faire des anatomies artificielles, c’est-à-dire de composer non-seulement un corps entier avec toutes ses parties internes et externes, mais de faire aussi toutes les parties séparément dans leur plus grande perfection. Si vous me demandez de quoi sont composées ces parties artificielles, je ne pourrai rien répondre ; ce que je sais, c’est qu’elles ne sont pas de cire, puisque le feu n’a point d’action sur elles ; ce que je sais encore, c’est qu’elles n’ont aucune odeur, qu’elles sont incorruptibles et d’une vérité surprenante. Que vous examiniez l’intérieur de la tête, ou les poumons, ou le cœur, ou quelque autre partie noble, vous les trouverez imités avec tant d’exactitude jusque dans les plus petits détails, jusque dans les nuances les plus délicates, que vous aurez de la peine à distinguer les limites de l’art et de la nature. Le célèbre chevalier Pringle eut la curiosité de voir ces ouvrages, lorsqu’il vint à Paris il y a quelques années ; il en fut si saisi d’étonnement qu’il s’écria en baragouinant et en vrai amateur passionné : Mademoiselle, il n’y manque que la puanteur. Je crois en effet que ce merveilleux ouvrage de Mlle Biheron est une chose unique en Europe, et que le gouvernement aurait dû depuis longtemps en faire l’acquisition pour le cabinet d’histoire naturelle au Jardin du roi, et surtout récompenser l’auteur d’une manière qui honore et encourage les talents ; mais cette pauvre Mlle Biheron, n’ayant jamais été jolie, n’ayant eu ni protection ni manège, est restée négligée et oubliée dans un coin de l’Estrapade, où elle occupe une maison habitée jadis par Denis Diderot le philosophe. Elle procure du moins à ceux qui aiment à s’instruire le moyen