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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/288

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ce qu’il y avait de plus nécessaire dans un État c’étaient de bons joueurs de violon, que ni les princes ni les peuples ne pouvaient s’en passer, qu’aussi longtemps qu’on jouait bien du violon dans un État, tout y allait le mieux du monde, mais qu’un royaume penchait vers sa ruine dès qu’on commençait à y négliger le violon ; qu’au demeurant, celui qu’il tenait entre ses mains réunissait en lui toutes les qualités des bons violons passés et futurs, l’harmonieux d’un Steiner, la douceur d’un Crémone, le brillant d’un Stradivarius ; qu’il en avait joué, lui exposant, avec le plus grand succès du monde, devant le prince héréditaire de Brunswick, qui en jouait lui-même en grand maître ; qu’il en avait joué avec le même succès devant le roi de Prusse, qui était non-seulement un des plus grands hommes de ce siècle, mais aussi un des premiers joueurs de flûte ; qu’il s’était fait entendre encore en présence du roi de Danemark, qui en avait paru réjoui, quoiqu’il eût la vue basse ; qu’il n’avait tenu qu’à lui d’aller en jouer devant l’impératrice de Russie, qui remplit aujourd’hui notre hémisphère de la gloire de son nom ; qu’enfin, en dernier lieu, il avait eu l’honneur d’en jouer en présence du roi de Suède et de son frère, le prince Frédéric-Adolphe, et qu’on prétend même que notre auguste monarque, dans le temps qu’il était élevé au château des Tuileries, entendait quelquefois jouer du violon. Après ce discours, qui fut long et qui excita une admiration universelle dans l’assemblée, il tourna son violon contre sa poitrine et se mit à l’accorder. L’auditoire se préparait à l’écouter bouche béante, oreilles allongées, lorsqu’il retourna son violon et le remit dans son étui en congédiant l’assemblée, et lui souhaitant un bon appétit. Tout le monde se dispersa en convenant que cet homme était le premier violon de l’Europe, et que les Nardini, les Lolli, les Crauser, n’étaient que des enfants auprès de lui. Je m’informai si quelqu’un l’avait entendu jouer de son instrument : personne ne se le rappela ; mais tout le monde s’accorda à dire qu’il en parlait comme un ange. « Mais, dit mon avocat, que je reconnus dans la foule de ceux qui s’en retournaient, ne serait-il pas plus court d’en jouer une fois que d’en parler sans cesse ? » Ce propos fut entendu par M. de La Harpe, qui promit de le relever dans le prochain Mercure, et je me réveillai en sursaut, afin de n’être respon-