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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/415

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que je suis frappé de la vérité de tout ce que vous venez de dire. J’ai vingt-deux ans ; je suis d’une ignorance profonde ; il me faudrait dix ans pour acquérir les connaissances qui me manquent, dix ans pour apprendre à les employer, et quand je pourrais me montrer, je ne serais plus bon qu’à l’emploi des tyrans, qui sont communément les plus sottes gens du monde. — Ah ! pardonnez-moi. Je conviens bien que les tyrans sont ordinairement les plus sottes gens du monde, mais je ne vous condamnerai point à ce fastidieux emploi. Je conviens bien encore qu’une grande connaissance de l’histoire et des mœurs des anciens vous abrégerait beaucoup de temps et de peines, mais on peut y suppléer. Ne désespérez de rien ; je me charge de vous, et je vous dirai mon secret. Je commencerai par vous prêter quelques livres, où vous trouverez tout ce qui concerne la vie de Néron ; puisque vous en savez le rôle, appliquez-vous à bien saisir son caractère. Il fut cruel, cherchez-en les causes ; voyez si vous les trouverez dans la trempe de son âme, dans la corruption de sa cour ou de son siècle, dans l’enchaînement des circonstances, qui souvent nous forcent à être tout autres que la nature nous fit : un grand acteur sait faire sentir toutes ces nuances. Ensuite, monsieur, vous aurez la bonté de me faire l’extrait de la pièce de Racine, et d’y remarquer les différences qui peuvent se trouver entre l’histoire et la tragédie. Je vous accorderai un mois pour faire cet essai. Je ne vous demande pas un discours académique : vous ne parlez pas mal, monsieur ; écrivez comme vous parlez, et cela me suffit… À présent, voyons ce que vous savez faire. Dites-moi quelques scènes de la vie de Néron… Par exemple, sa première scène avec Narcisse, et la scène du troisième acte avec Burrhus… Eh bien ! tout cela ne vaut rien. Vos traits m’annoncent un mouvement violent dans votre âme, et votre corps est immobile, cela n’est pas possible ; vous jouez l’amour, la fureur, mais vous n’êtes ni amoureux ni furieux. Vous avez cependant plus de talent que le protégé de M. de Voltaire ; mais lorsque vous aurez fait l’étude que je vous prescris, vous sentirez que moi, ignorant spectateur du parterre, après vous avoir vu jouer comme vous venez de faire, je m’en irai sans savoir ce que c’était que Néron, sans entrevoir la différence qu’il mettait entre Narcisse et Burrhus. Est-ce qu’il ne doit pas avoir avec Narcisse un ton