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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/430

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guer dans leur carrière brillante. La charlatanerie de Maupertuis avait mis la géométrie à la mode. Les femmes recherchaient alors les géomètres, et il était de bon ton d’en avoir à souper. Helvétius remarqua un jour que Maupertuis, un des plus fiers charlatans de notre siècle, qui se distinguait toujours par des habits bizarres, se trouvait aux Tuileries, malgré un accoutrement extrêmement ridicule, entouré et cajolé de toutes les grandes dames de la cour et de toutes les femmes brillantes de la ville. Maupertuis voulait toujours faire de l’effet ; s’il avait été mis comme un autre, ses promenades aux Tuileries n’auraient frappé personne. Helvétius y fut pris et crut devoir s’appliquer à la géométrie. Il faut que ses essais n’aient pas été heureux, car il renonça bien vite à cette étude. La manie en passa aussi de mode dans le monde, dès que l’inconstance de Maupertuis l’eut conduit auprès du roi de Prusse. Alors M. Helvétius, voyant la gloire et les succès de M. de Voltaire, conçut le projet de les partager en se jetant dans la poésie. Il composa un poëme sur le Bonheur, qui fut fort vanté par les gens de lettres et par M. de Voltaire tout le premier. On prétend que ce poëme doit être confié à l’impression sous les auspices de M. de Saint-Lambert#1 ; mais, à en juger par les fragments que j’ai eu occasion d’en voir, je doute qu’il fasse fortune.

Tous ces essais n’étaient que des indices de l’inquiétude sourde qui travaillait l’esprit de M. Helvétius au milieu des plaisirs et des distractions d’une vie tumultueuse ; mais la révolution totale de cette vie fut l’ouvrage d’un livre qui en a produit plus d’une dans les esprits. Le succès de l’Esprit des lois lui fit concevoir le projet d’aspirer aux honneurs d’un in-4°, et de s’immortaliser par quelque ouvrage philosophique d’une certaine étendue. Il forma dès lors le dessein de changer entièrement de vie. Le livre du président de Montesquieu avait paru au commencement de 1749. En 1750, M. Helvétius résigna sa place de fermier général, épousa Mlle de Ligniville, fille de qualité, de Lorraine, fort pauvre, mais d’une figure très-distinguée ; et, après son mariage, il alla s’enfermer dans ses terres, où il partageait tout son temps entre l’étude, la chasse, et la société [1]

  1. On publia en effet dans la même année le Bonheur, poëme en six chants, avec des fragments de quelques épîtres, ouvrages posthumes de M. Helvétius ; in-8°, 1772.