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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/429

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rien fait pour aucun des miens, et je vis toujours et constamment avec eux depuis vingt ans. » Parallèle assez singulier entre deux hommes de mérite, tous les deux riches, et qui ont passé tous les deux leur vie avec des gens de lettres.

La passion dominante de M. Helvétius était celle des femmes il s’y livra à l’excès dans sa jeunesse. Je lui ai ouï dire que ç’a été pendant longues années régulièrement la première et la dernière occupation de sa journée, sans préjudice des occasions qui s’offraient dans l’intervalle. Le matin, lorsqu’il était jour chez monsieur, le valet de chambre faisait d’abord entrer la fille qui était de service, ensuite, il servait le déjeuner ; le reste de la journée était pour les femmes du monde. Les agréments de sa figure lui valurent de bonnes fortunes. Il fit ses premières armes sous les auspices de la comtesse d’Autré, femme assez singulière, qui avait une sorte d’éloquence, et qui se piquait d’athéisme comme d’autres se piquent de jansénisme ou de molinisme. Il fut ensuite l’amant en titre de la duchesse de Chaulnes, qui avait aussi de l’éloquence naturelle, et qui avait en amour plus d’une affaire ; ce qui n’était pas nécessaire pour autoriser son amant d’avoir encore d’autres intrigues, et, par-dessus ces intrigues, des filles à ses ordres. Mais comme dans toutes ces affaires de cœur le tempérament et l’amour du plaisir faisaient tout, et que le sentiment n’y était pour rien, notre philosophe épicurien ne comprit jamais rien à toutes ces délicatesses dont les vrais amants sont si épris : il n’y croyait pas ; et lorsque M. de Buffon a dit qu’il n’y a en amour que le physique de bon, il a tiré cette maxime du code Helvétius. Comme il avait passé sa vie avec des femmes galantes, et quelquefois avec des femmes sans mœurs et sans principes, il les voyait toutes de même ; il croyait que le but de toutes leurs actions était le plaisir des sens. Une femme sage était à ses yeux un monstre qui n’existait nulle part, et il avait à cet égard la tête assez rétrécie pour ne pas sentir, abstraction faite des modifications morales et des divers préjugés qui en résultent, qu’il peut et qu’il doit exister une variété infinie dans les caractères comme il en existe dans les organes. L’amour de la réputation le surprit inopinément au milieu de sa vie voluptueuse. La célébrité de trois hommes, Maupertuis, Voltaire et Montesquieu, excita en lui un vif désir de se distin-