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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/449

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Quant à l’exécution surprenante, sublime, aujourd’hui peut-être unique en Europe, de l’orchestre de Manheim, je ne sais combien de temps il me faudra pour l’oublier et pour refaire mon oreille à la discordance de ces scieurs de corde qui accompagnent nos acteurs à la Comédie-Italienne, sans nuances, sans âme et sans sentiment.

L’abbé Galiani, dans le temps qu’il professait à Paris pour notre commune édification, disait que Dieu avait donné aux Français les sens plus parfaits qu’aux autres, mais qu’il n’avait pas achevé, et qu’il avait excepté de ses dons celui de l’ouïe. Le charmant petit abbé prouvait la supériorité de leur vue par ces assortiments de couleurs exquis, par ces nuances délicates qu’on remarque dans les étoffes françaises ; il démontrait la supériorité de leur goût par l’excellence incontestable des cuisiniers français, celle de leur odorat par la réputation de leurs parfumeurs ; la supériorité de leur tact n’était pas moins bien établie, mais par une démonstration qui ne pouvait guère se faire en présence des dames ; il finissait par prier Dieu d’ouvrir les oreilles françaises, de leur ôter la dureté et de faire prospérer en France les travaux apostoliques des missionnaires d’Italie et de Germanie. C’est pour exaucer en partie cette prière que Dieu a accordé à la France le charmant Grétry ; mais la langue qu’il a le malheur d’interpréter en musique ne lui permettra jamais de prendre le vol des grands maîtres d’Italie, et l’aigle de l’Ausonie, se traînant toujours à côté d’un canard du Limousin, désapprendra insensiblement de s’élancer dans les airs, perdra son essor, et finira par dire Jacquot aussi distinctement que cet aigle que nous rencontrâmes dans le jardin de M. le prince de Soubise à Saint-Ouen, et qui, n’ayant plus d’autre cri que celui de Jacquot, consterna si fort Denis Diderot. Du moins, si je m’en rapporte à mes oreilles un peu gâtées à Manheim, il me semble avoir remarqué dans Zémire et Azor plusieurs tournures de chant à la française qui sont pour moi d’un mauvais présage. Pour prévenir les suites de ces fâcheux symptômes, il faudrait que M. Grétry reprît de temps en temps la route d’Italie afin de s’y rafraîchir la tête et de renouveler ses idées : c’est un malheur d’être unique dans son genre et le seul de son pays ; il n’y a point de communication d’idées, point de frottement ; on dépense toujours, continuellement, sans jamais réparer ses ri-