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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/451

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mire et Azor, et dans ce troisième acte, le trio du tableau magique entre le père et les deux filles qui lui restent. Ce morceau n’est accompagné que de clarinettes, cors et bassons placés derrière le tableau magique, et l’orchestre se tait ; cela est d’un grand charme et a fait le plus grand effet. Il faut, pour satisfaire ma vanité, que je rapporte une anecdote au sujet de ce morceau. Grétry, voulant savoir mon opinion sur son travail, me pria, l’été dernier, d’entendre les principaux airs de Zémire et Azor. Le jour fut pris ; il se mit à son clavecin, et chanta sans voix, en maître de chapelle, c’est-à-dire comme un ange. Il s’aperçut aisément du plaisir que me faisaient la plupart de ces morceaux : à l’air du tableau magique je dis, comme aux précédents : Cela est charmant ; mais je le dis d’un ton très-différent, plutôt de politesse que de sentiment. J’attribuai d’abord à quelque distraction de ma part le peu d’effet que m’avait fait ce morceau ; mais, réfléchissant ensuite le soir chez moi sur ce phénomène, je crus en avoir découvert la cause ; et comme le succès de cet air me paraissait de la plus grande importance pour le succès de la pièce, j’allai voir l’auteur le lendemain matin pour lui faire part de mes réflexions. Grétry me laisse dire et me répond : « Je me suis bien aperçu hier que mon trio ne vous plaisait pas, que vous ne l’aviez loué que par politesse ; cela m’a tracassé toute la nuit, et j’ai employé la matinée à le refaire. » En même temps il se mit à son clavecin, et me chanta le morceau composé un moment auparavant ; il avait choisi mon ton et fait usage de toutes mes observations avant de les avoir entendues. Je l’embrassai et lui dis en sortant : « Je vois bien qu’avec vous les conseillers se lèvent trop tard ; ne touchez plus à ce diamant, il fera la fortune de votre ouvrage. » C’est le morceau du tableau magique qui a eu un si grand succès, et que vous trouverez dans la partition ; il est fait avec rien.

Grétry a la physionomie douce et fine, les yeux tournés et l’air pâle d’un homme de génie. Il est d’un commerce aimable. Il a épousé une jeune femme qui a deux yeux bien noirs, et c’est bien fort pour une poitrine aussi délicate que la sienne ; mais enfin il se porte mieux depuis qu’il est marié, et M. le comte de Creutz dit qu’il en faut glorifier le Très-Haut. La passion que ce ministre a pour Grétry est une espèce de culte religieux. Il dit l’autre jour à un de mes amis : « Ne trouvez-vous