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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/452

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pas le trio des trois sœurs : Veillons, ma sœur, Veillons, ma sœur, veillons encore, bien céleste ? — Je le trouve charmant, » dit mon ami. M. de Creutz reste un moment interdit, puis lui serre la main, le regarde en rêvant profondément et lui dit : « Laissez céleste. » Au sortir de la première représentation des Deux Avares qui n’avait pas réussi à la cour, M. le prince de Beauvau rencontra M. le comte de Creutz et lui dit : « Eh bien, la musique ? » M. de Creutz prend un air modeste et dit : « Elle n’est que divine. » L’enthousiasme rend ordinairement bien heureux ceux qui en sont atteints et ne déplaît pas à ceux qui en sont témoins. Je me rappelle que M. le comte de Creutz nous parla un jour d’un fruit de la Suède dont le nom ne me revient pas, mais qui a quelque analogie avec la fraise. « Ce fruit, nous dit-il, est si exquis, si délicieux, que lorsqu’on en a mangé, on est vingt-quatre heures sans pouvoir entendre prononcer le nom de quelque fruit que ce soit ! »

— Le succès de Zémire et Azor a fait peur à l’Académie royale de musique ; et son vaillant Amadis, soutenu par son écuyer Sancho de La Borde, mouleur de notes et premier valet de chambre du roi, n’ayant pu vaincre notre obstination, elle a eu recours au grand remède, et a descendu, le 21 du mois dernier, la châsse des bienheureux Castor et Pollux, patrons de ladite Académie. Le miracle s’est fait à l’ordinaire : tout ce qui reste encore de fidèles à l’ancienne et génuine musique française est accouru ; il se fait des pèlerinages même des provinces ; on s’y porte en foule, on s’y étouffe, et l’on s’écrie comme on peut : Ah ! que c’est beau ! Les Frères jumeaux ont eu le sort de tous les saints ; leur première apparition ne réussit point, et ils eurent beaucoup de peine à se faire une réputation. On fit une foule de mauvaises épigrammes contre eux ; on disait que l’opéra de Castor et Pollux était triste, sec et long comme son auteur ; c’était faire le portrait de Rameau en trois mots, et c’étaient les dévots de Castor et Pollux d’aujourd’hui qui proféraient alors ces blasphèmes. Mais lorsque Rameau commença à radoter, sa canonisation ne souffrit plus de difficulté, et son culte s’établit parmi ceux qui, jusqu’alors, n’avaient été admirateurs que du grand Lulli ; on convint surtout de trouver l’opéra de Castor et Pollux sublime, et, depuis ce temps, il est devenu l’unique, efficace et miraculeux spécifique contre la rébellion