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Page:Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Garnier, tome 9.djvu/99

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« Quand les gens de mon village ont vu Pigalle déployer quelques instruments de son art : Tiens, tiens, disaient-ils, on va le disséquer, cela sera drôle. C’est ainsi, madame, vous le savez, que tout spectacle amuse les hommes ; on va également aux Marionnettes, au feu de la Saint-Jean, à l’Opéra-Comique, à la grand’messe, à un enterrement. Ma statue fera sourire quelques philosophes, et renfrognera les sourcils réprouvés de quelque coquin d’hypocrite ou de quelque polisson de folliculaire : vanité des vanités !

« Mais tout n’est pas vanité ; ma tendre reconnaissance pour vos services, et surtout pour vous, madame, n’est pas vanité.

« Mille tendres obéissances à M. Necker. »

Phidias Pigalle a fait son voyage à Ferney, et en est revenu après y avoir passé huit jours. La veille de son départ, il ne tenait encore rien, et son parti était pris de renoncer à l’entreprise, et de revenir déclarer qu’il n’en pouvait venir à bout. Le patriarche lui accordait bien tous les jours une séance ; mais il était pendant ce temps-là comme un enfant, ne pouvant se tenir tranquille un instant. La plupart du temps il avait son secrétaire à côté de lui pour dicter des lettres pendant qu’on le modelait, et, suivant un tic qui lui est familier en dictant des lettres, il soufflait des pois ou faisait d’autres grimaces mortelles pour le statuaire. Celui-ci s’en désespéra, et ne vit plus pour lui d’autre ressource que de s’en retourner ou de tomber malade à Ferney d’une fièvre chaude. Enfin, le dernier jour, la conversation se mit, pour le bonheur de l’entreprise, sur le veau d’or d’Aaron ; le patriarche fut si content que Pigalle lui demandât au moins six mois pour mettre une pareille machine en fonte que l’artiste fit de lui, le reste de la séance, tout ce qu’il voulut, et parvint heureusement à faire son modèle comme il avait désiré. Il eut une si grande peur de gâter ce qu’il tenait dans une seconde séance qu’il en fit faire le moule aussitôt par son mouleur, et qu’il partit le lendemain de grand matin et clandestinement de Ferney sans voir personne. J’ai vu le plâtre de Pigalle ; il est fort beau et très-ressemblant ; et cependant il ne ressemble point du tout aux petites figures de l’ouvrier de Saint-Claude, qui ressemblent si bien à l’original. C’est que l’ouvrier de Saint-Claude lui a laissé le caractère malin et satirique qu’il a assez souvent.