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mand a pour lui le nombre et la discipline. Sa puissance numérique se manifeste aux élections par un nombre toujours croissant de suffrages : 100.000 en 1871 et près de 2,000,000 aujourd’hui. Quant à sa discipline, ni la répression impitoyable organisée jadis par M. de Bismarck, ni les avances habiles qui ont été tentées depuis lors n’ont réussi à l’entamer sérieusement. L’un et l’autre phénomènes sont explicables par la loi. Les trois quarts des socialistes allemands seraient hostiles à la République ; les deux tiers s’effaroucheraient si demain ils se trouvaient face à face avec les conséquences pratiques du collectivisme. En revanche, ils professent tous un même credo pour lequel beaucoup d’entre eux se laisseraient certainement martyriser. La Kölnische Volkszeitung l’avait, du reste, fort bien dit : « La démocratie socialiste n’est pas un parti, c’est une conception du monde. Elle vise à remplacer Dieu et la religion, la famille et l’État, pour s’y substituer elle-même avec la souveraineté sans bornes de la Société Invisible sur l’individu, ses efforts, ses pensées et ses actes. » Cela manque peut-être de clarté, mais non de franchise. Déjà la religion socialiste a ses dogmes, ses prophètes, son culte. Les prophètes, ce sont Jésus de Nazareth, dépouillé, bien entendu, de sa nature divine et considéré comme un simple précurseur, Hegel, à cause de sa théorie de l’État, Darwin pour son matérialisme pourtant antiégalitaire, mais surtout et avant tout Marx, le prophète par excellence, le nouveau Mahomet. Quant aux dogmes, le premier et le plus important est celui de l’évolution.

L’évolution socialiste est fatale, perpétuelle et totale : c’est-à-dire qu’elle englobe l’esprit et la matière et jamais ne repasse par les mêmes états ; en un mot, elle atteint ce que, dans l’homme, on s’est habitué à considérer comme indélébile, à savoir les instincts individualistes ; ces instincts, n’étant pas le fait de la nature humaine, mais de la déformation sociale, doivent, dès lors, disparaître avec le régime « capitaliste » qui les a fait naître[1]. Le culte, enfin, consiste dans la diffusion doctrinale, seul gage de progrès. Répandre la science — la science, c’est ici l’ensemble des doctrines socialistes — est donc le devoir de tous, l’acte méritoire. De là un ardent prosélytisme intellectuel, une propagande vraiment apostolique. Tout parti recueille des cotisations, organise des conférences, publie des journaux et des brochures. Mais en plus, celui-ci a son calendrier, ses anniversaires, ses recueils de poésies et de chants, ses associations de jeux, ses théâtres, ses restaurants et jusqu’à ses auberges. Il a surtout son « université » circulante et multiforme, dans laquelle sont enseignées méthodiquement une Histoire et une Économie politique bien singulières. Certes, jamais la science ne s’était vu travestir de si piteuse façon et jamais pourtant on ne lui a rendu des honneurs plus sincères. Les socialistes allemands s’inclinent

  1. Le récent Congrès de Hanovre n’indique pas que sur ce point le marxisme soit en déroute, la foi dans l’Évolution est toujours aussi grande.