Page:Coubertin - L’Avenir de l’Europe.djvu/39

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 35 —

reflètent dans toutes les manifestations de l’autre. L’un ne peut s’élever sans que l’autre monte aussi, et il est bien difficile que là où la presse est captive, la science soit tout à fait libre. Il y a toutefois un mal auquel la presse est seule sujette : c’est la vénalité. Peut-être le public, volontiers ingrat quand il s’agit d’une institution qui lui rend de tels services, s’en exagère-t-il les ravages ; il y a, somme toute, dans le monde du journalisme européen, plus d’honnêteté que ne le croient abonnés et lecteurs. La vénalité provenait jusqu’à présent de deux causes principales : d’abord la situation précaire d’un grand nombre de journalistes plus ou moins besogneux et obligés de vivre au jour le jour. La presse est encore à ses débuts ; l’Europe a souri en apprenant qu’une université américaine s’était annexé une école de journalisme ; avant 1950, toutes les universités d’Europe en auront fait autant ; mais aujourd’hui la presse n’est pas encore classée comme carrière ; on n’admet pas que des connaissances spéciales soient nécessaires pour y réussir ; aussi sert-elle de refuge à une quantité de fruits secs et de déséquilibrés ; des feuilles se fondent qui ne prolongent leur existence qu’à l’aide de subterfuges inavouables. Tout cela est éminemment favorable aux progrès du mal. Une seconde cause, ce sont les mœurs financières. Les hommes d’affaires les moins véreux manquent parfois de scrupules lorsqu’il s’agit d’attirer des capitaux pour créer ou soutenir une entreprise. L’honnête réclame qui ne se cache pas ou se dissimule joyeusement derrière un jeu de mots ne convient point à un aussi grave sujet qu’un placement d’argent. Alors on prend des chemins détournés qui côtoient plus ou moins l’indélicatesse ; pour cela, il faut le concours de la presse, et on se le dispute à prix d’or.

Dussé-je être taxé d’optimisme exagéré, je n’hésiterai pas à dire que, pour moi, ces deux causes de vénalité sont passagères : à mesure que se fera l’éducation du public, le niveau intellectuel et moral de la presse ira se relevant et son rôle financier perdra de l’importance. Aussi bien le danger n’est-il pas là ; il est dans une troisième source de corruption qui vient d’apparaître. Nous avons vu naître et se développer depuis peu d’années ce qu’on pourrait appeler la vénalité officielle ; ce ne sont plus des particuliers, ce sont des gouvernements qui ont osé propager l’erreur ou barrer la route à la vérité. Ils y sont parvenus. Le silence qui s’est fait sur les massacres d’Arménie est un symptôme effrayant. Sans doute, il s’agissait de la Turquie, mais l’exemple a néanmoins porté à travers toute l’Europe. Dans beaucoup de pays, on accordait aux journaux des subventions prises sur les fonds secrets et destinées à les rendre favorables à la politique gouvernementale. Ces subventions ont changé d’objet : au lieu de porter sur un ensemble un peu vague, elles portent sur des points précis ; ainsi spécialisées, elles sont devenues mille fois plus dangereuses. La guerre greco-turque, la guerre hispano-américaine ont donné lieu à des « campagnes » tendancieuses, systématiques ; en même temps des dépêches, des correspondances ont été tronquées et parfois falsifiées. Tout ceci est une conséquence d’un phénomène plus général qu’il faut signaler : l’habitude du mensonge.