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Dans la société européenne actuelle, on ment effroyablement. Sur beaucoup de points, l’individualité humaine est en progrès et son perfectionnement s’affirme ; sur celui-là, le recul est marqué. On oublie d’enseigner aux enfants le culte de la vérité, on oublie de le rappeler à leurs maîtres, de l’exiger des fonctionnaires, d’en faire la base de toute prédication et de toute autorité.

Un troisième élément entre, avons-nous dit, dans la formation de l’esprit public : la religion. À l’heure actuelle, dans presque toutes les religions d’Europe se manifeste un double courant contradictoire. D’une part, le sentiment s’épure et s’élargit ; de l’autre, les cadres et les idées se resserrent. La religion se nationalise, devient une étiquette recouvrant quelque chose d’ici-bas, quelque chose d’éminemment temporel. Par calcul ou par impulsion, des citoyens qui sont, au fond, indifférents ou incrédules, se groupent sous sa bannière, tandis que vivent en dehors d’elle, en apparence, des hommes qui professent et mettent en pratique les principes sur lesquels, à l’origine, se basaient ses doctrines. Un dénombrement des différentes confessions donnerait des résultats fort inexacts : beaucoup de ceux qui ne pratiquent pas sont des croyants, tandis que beaucoup de ceux qui ont l’air de pratiquer ne s’embarrassent ou ne s’inquiètent, en réalité, d’aucune croyance. Seulement les premiers sont des isolés et des silencieux ; les seconds se groupent avec éclat et témoignent d’un zèle d’autant plus bruyant qu’il est moins sincère. Leur action est donc puissante et effective. L’esprit de paix et de charité n’y trouve guère son compte ; l’intolérance, au contraire, y trouve le sien, une intolérance nouvelle qui ne naît point du dogme, mais d’idées politiques et d’intérêts auxquels le dogme sert de déguisement.

Ainsi les défauts que nous relevons à la charge de l’enseignement, de la presse et de la religion sont graves, mais ce ne sont pas des défauts essentiels, incorrigibles ; bien plus, il semble qu’ils puissent se corriger d’eux-mêmes par le simple jeu de l’évolution, car nous avons noté des germes d’amélioration que le temps doit suffire à développer. Une autre constatation rassurante, c’est que ces défauts sont inégalement répandus en Europe. Les petits pays en sont beaucoup plus indemnes que les grands. Or, ce sont ceux précisément où l’esprit public est le mieux formé et le nationalisme le moins en vogue ; le lien entre les deux phénomènes est donc évident ; il y a là un rapprochement curieux qui prête à des réflexions suggestives.

Prenons, par exemple, la Suisse, la Hollande, la Suède, le Danemark, la Grèce… Ce ne sont pas les questions troublantes qui font défaut. La Suède a son conflit avec la Norwège ; la Suisse, sa lutte entre le centralisme et le fédéralisme ; la Hollande gouverne un vaste empire colonial ; le Danemark a été démembré ; la Grèce fut constituée sans recevoir une dot suffisante. Tous ces peuples pourraient souffrir de leur déchéance relative et en concevoir de l’amertume. Les Grecs ne peuvent oublier qu’ils possédèrent Constantinople, ni les Suédois que toutes les rives de la Baltique furent à eux ; les Danois formèrent jadis un grand royaume ; les Suisses et