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blique la stabilité gouvernementale vainement cherchée depuis près d’un siècle, mais elle s’est taillé, sans trop de frais ni de labeur, un empire colonial dont elle oublie souvent d’admirer les dimensions et la richesse ; et ces résultats, elle les a obtenus au lendemain d’une guerre qui lui enlevait deux provinces et semblait devoir la ruiner. L’Espagne seule fait exception. Encore que la patrie de Canovas, de Sagasta et de l’illustre Castelar puisse revendiquer le gain moral du quart de siècle qui vient de s’écouler pour elle, sous la royauté d’Alphonse xii et la régence de sa noble veuve, la perte de ses colonies l’a cruellement éprouvée. Or, chose étrange, c’est peut-être elle la moins nationaliste de toutes. Le nationalisme serait-il donc un produit du succès, un appétit vulgaire venu en mangeant, une manière d’intoxication brutale poussant les nations du gain légitime à l’excès et de l’excès à la folie ? S’il en était ainsi, c’est dans le plateau de la guerre que tomberait l’épée anglo-saxonne, et le monde serait voué, pour une période du moins, à toutes les tristesses et à tous les dangers de la violence sans scrupules.

Mais il n’en est pas ainsi. Le nationalisme est simplement une conséquence de l’imperfection et du revirement de l’esprit public. Si les petits pays paraissent épargnés par la contagion, c’est que l’enseignement y est plus éclectique, la presse plus indépendante, la religion plus désintéressée. Quelque unanimes que soient ses sujets dans leur attachement à la foi protestante, Oscar ii ne se sent pas comme Guillaume ii (dont pourtant le royaume n’a pas la même unité de croyances) le chef de l’Évangélisme ; sa souveraineté temporelle ne se double pas d’une souveraineté spirituelle. En Grèce, le culte orthodoxe n’est pas, comme en Russie, un instrument de domination et d’expansion ; et jamais la Hollande n’a eu à se préoccuper aux Indes des obligations qui, en Orient et en Extrême-Orient, incombent à la France en qualité de fille aînée de l’Église. En ce qui concerne l’enseignement, les oppositions sont encore plus marquées. Ce n’est pas seulement l’obligation d’apprendre plusieurs langues qui élargit, dans la plupart des petits pays, l’horizon intellectuel, c’est le fait de s’assimiler, avec les éléments d’un langage, les bases d’une littérature, des modes de culture différents, des points de vue nouveaux ; c’est surtout la possibilité d’étudier les annales du pays à leur vraie place et dans leurs justes proportions, sans grossissements et sans déformations. Avec la meilleure volonté du monde, on ne peut faire de la Suisse ou du Danemark le centre de la civilisation, tandis que les petits Allemands et les petits Français sont habitués à considérer leurs patries respectives comme le foyer de toute lumière, la source de tout progrès et à croire que l’Univers n’a vécu et ne s’est amélioré que grâce à leur génie. Ces tendances à l’éclectisme et à la tolérance ont leur contre-coup sur la presse. Il y a telles exagérations des gazettes allemandes, telles rodomontades des feuilles françaises (et je ne parle que des journaux sérieux) dont à Amsterdam ou à Stockholm on n’oserait pas s’inspirer. Le public y est plus exigeant parce qu’il n’est pas myope. La myopie est une des caractéris-