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gnèrent à Westminster, lui formant le plus brillant, mais aussi le plus international des cortèges. Au milieu de toute cette pompe, les représentants des colonies semblaient égarés : seuls, les princes indiens, grâce à leur physionomie exotique et à leurs riches costumes, attiraient quelque attention. Quand le prince de Galles posa la première pierre de l’Institut impérial, cette cérémonie parut n’avoir aucun sens aux yeux des assistants ; on plaisanta même une fondation dont on ne comprenait ni le but ni la portée. Les fêtes, cependant, donnèrent lieu à toutes sortes d’enquêtes rétrospectives. On se prit à jeter un regard d’admiration sur ce long règne que l’opinion qualifiait déjà de « Victorian Era ». On en dressa le bilan, et dans ce bilan les colonies occupèrent tout de suite la première place. Rien que la liste des territoires acquis depuis cinquante ans avait une ampleur significative. Que dire des budgets, des statistiques, du mouvement des ports, de la population, des chemins de fer ?… Les chiffres prenaient une éloquence terrible, grisante. Vit-on jamais succès pareils ? Et tout cela, en somme, avait coûté peu de sang. Presque partout la charrue avait été l’instrument pacifique de la conquête. Là où il avait fallu se battre, l’armée anglaise avait suffi, armée de métier composée de volontaires et accomplissant avec ses ressources restreintes ce que d’autres pays, pourvus par la conscription de troupes trois fois plus nombreuses, n’auraient même pas osé entreprendre. Et derrière cette conquête venaient l’ordre, la justice, l’amélioration du sol, l’augmentation du bien-être, bienfaits que les populations indigènes les plus réfractaires au joug anglais s’empressaient de reconnaître et d’attester.

Ce n’est pas seulement à Londres que l’on jugeait les choses ainsi. À Montréal, à Auckland, à Sydney, à Melbourne, au Cap, le point de vue était le même. Les hommages que l’étranger avait rendus à la souveraine sous les voûtes de sa vieille cathédrale, avaient été pour ses sujets lointains une leçon de choses. Conviés par la solennité des circonstances à un retour vers eux-mêmes, ils s’étaient sentis unis dans une même émotion patriotique ; ils avaient célébré leur origine commune et maintenant un avenir nouveau se révélait à eux. Pourquoi donc se séparer quand on venait, de concert, d’accomplir une œuvre sans précédent, de créer une puissance sans pareille ? Et dix ans s’étant passés, la Reine de nouveau traversa Londres pour aller rendre grâces à Dieu qui lui avait permis de régner près de deux tiers de siècle. Combien différent du premier fut ce deuxième jubilé ! L’Europe, cette fois, tint un rôle effacé et tous les honneurs, tous les enivrements de la popularité furent pour les représentants des gouvernements coloniaux et pour les troupes aux pittoresques uniformes venues des antipodes. Les acclamations qui saluaient ces soldats et ces premiers ministres d’États souverains — ils le sont de fait, sinon de droit — avaient une signification sur laquelle on ne saurait trop méditer. Elles proclamaient l’accomplissement d’une révolution dont l’influence sur le monde ne sera pas moindre que celle des événements mémorables dont la France de 1789 et l’Allemagne de 1870 ont été le théâtre. Elles con-