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sacraient l’avènement de la Confédération anglo-saxonne. Et c’est avec celle-ci que désormais le monde doit compter.

M. de Beust disait jadis : « Je ne vois plus l’Europe ». Si Gladstone vivait encore, il aurait le droit de dire : « Je ne vois plus l’Angleterre ». Où est-elle, en effet, son Angleterre, celle qui donnait les îles Ioniennes à la Grèce et rendait la liberté au Transvaal, celle pour laquelle il rêvait l’honneur de transformer la vie morale de l’univers, celle dont il voulait faire le champion de la justice et du droit ? Quand il est mort, elle s’est inclinée, fière de lui, devant son cercueil et l’a enseveli à Westminster, parmi les rois, mais aussitôt elle a tourné le dos à sa tombe. Elle n’est plus libre. Son armée et sa marine ont mission désormais d’exécuter les plans grandioses que conçoit un Cecil Rhodes et que chante un Rudyard Kipling. Et pourquoi s’en défendrait-elle ? Elle a le vertige. L’œuvre qu’elle a accomplie est trop belle, trop vaste, trop unique ; elle ne peut plus se contenir et, dans cette œuvre, elle adore la force de son propre génie.

Ce génie, d’ailleurs, elle le retrouve dans une œuvre antérieure, accomplie inconsciemment, méconnue, puis comprise enfin et admirée. Les États-Unis ne sont-ils pas issus de son sang et les voici qui, à la même heure, changent de voie, eux aussi, grisés comme elle par le brusque éblouissement de destins longtemps inaperçus ? Nous autres, gens d’Europe, nous avons fait preuve dans nos jugements sur l’Amérique d’une légèreté et d’une sottise sans égales. À quoi sert l’étude des siècles passés si elle ne nous apprend pas que la richesse n’a jamais suffi à un peuple, qu’une nation ne peut vivre de progrès matériel, sans idéal et sans gloire ? Pénétrés de cette vérité, nous eussions aperçu, à travers l’enveloppe mercantile de la civilisation transatlantique, le travail de formation morale, intense et ininterrompu depuis le premier jour. Or, ce travail s’accomplit dans le sens des origines anglo-saxonnes ou bien il en diverge ; de là son extrême importance pour tout l’Univers. Nous avons cru qu’il divergeait. Un reste d’aigreur dans les relations, quelques échanges de mauvais procédés, certains traits originaux que l’amour-propre des Américains met en relief volontiers, ont suffi à nous le faire croire. Mais, si même il y avait eu là des indices probants d’une animosité durable ou d’une antinomie notoire, nous n’aurions pas été en droit d’en conclure, comme nous l’avons fait, à l’impossibilité d’un rapprochement entre les deux pays. L’Empire britannique ne se compose pas des seuls Anglais ; il comprend encore des Écossais et des Irlandais contre lesquels les Américains n’ont point de griefs, et puis tous ces peuples nouveaux, Canadiens, Australiens, Zélandais, Sud-Africains qui leur ressemblent par tant de côtés et pour lesquels ils n’éprouvent que de la sympathie. Il y eut là une querelle de famille dont le souvenir va s’éteignant ; avec les vieux parents qui l’ont provoquée on demeure un peu sur la défensive ; avec les jeunes cousins qui n’y eurent aucune responsabilité on s’empresse de rétablir des rapports affectueux et confiants.

C’est ainsi que les États-Unis sont entrés dans la Confédération anglo-