Désormais le vrai patriotisme existe. En Amérique, il est né spontanément de la nature même des choses. « À mesure que les conditions deviennent plus égales, chaque homme en particulier devient plus semblable à tous les autres, plus faible et plus petit. On s’habitue à ne plus envisager les citoyens pour ne considérer que le peuple ; on oublie les individus pour ne songer qu’à l’espèce[1]. » En Europe, ce sont les révolutionnaires français qui l’ont créé par réaction contre l’ancien régime. Mais la Révolution s’est épuisée par son effort même, et, tandis que les autres peuples s’assimilent lentement l’idée de patrie et les principes de liberté que la France leur a inculqués, la France elle-même dénature l’une et oublie les autres. L’épopée impériale a tout confondu, tout brouillé. Elle a ébloui les yeux et troublé les esprits. Une forme de patriotisme apparaît, brutale, injuste, despotique, qui s’entoure de haine et de jalousies et engendrera de terribles représailles ; on viole le droit des peuples, on jette bas les institutions, on se fabrique de la gloire avec de l’injustice et du sang. Être patriote, cela va consister désormais moins à s’élever qu’à abaisser les autres. Le patriotisme sera fondé sur le mépris, au lieu de reposer sur le « respect des patries ». Ainsi compris, on lui a donné un nom spécial ; on l’appelle chauvinisme. Le chauvin aime le bruit, les protestations vaines, les grandes phrases, les attitudes magnanimes, les allures irréconciliables ; il ne comprend guère « le long souvenir des ancêtres, la joie de retrouver notre âme dans leurs pensées et dans leurs
- ↑ A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. iii.