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où va l’europe ?

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on ne peut pourtant pas se passer de l’europe !…

C’est elle qui le dit. Ce sont surtout ses « intellectuels ». Et ils sont de très bonne foi. Ils se tiennent pour les seuls guides, les seuls incitateurs de la pensée universelle et conçoivent qu’en dehors de leur action tout soit ombre et crépuscule. Ils ont raison en ce qu’il en fut ainsi, mais ils ont tort en ce qu’il n’en est plus ainsi. Les motifs du changement sont doubles. D’abord leur propre valeur a tant baissé qu’ils ont souvent atteint la médiocrité et que la majorité d’entre eux, même, n’en sont plus sortis. Ensuite, le reste du monde est désormais équipé pour penser par soi-même. L’un et l’autre phénomènes paraissent avoir échappé à l’opinion européenne.

Les causes de la décadence littéraire et artistique de l’Europe depuis trente ans sont évidemment nombreuses. Il faudrait toute une étude pour les élucider. Probablement la principale de ces causes est dans le fait que « l’homme de lettres » a pris l’habitude d’être admiré pour sa profession plutôt que pour son talent. Il est devenu un objet de salon, un centre de snobisme ; il fait partie essentielle des futilités mondaines, ce qui implique que son temps soit très pris et que son jugement ne soit plus très sain. La mondanité a envahi plus ou moins la retraite jadis solitaire du travailleur intellectuel. Académiciens, journalistes, romanciers, critiques, poètes (s’il en reste) sont maintenant mêlés aux niaiseries quotidiennes de la vie des sots. Il n’est pas jusqu’aux professeurs en renom dont l’enseignement ne risque d’être déformé par l’atmosphère dans laquelle il se donne. Quant aux artistes, ils n’ont plus qu’à choisir entre trois alternatives : une veine improbable, la misère ou un « dadaïsme » quelconque.

On trouvera ce tableau forcé. Il l’est en quelque manière. Non pas seulement au point de vue individuel, par les exceptions nombreuses qu’on peut citer, mais au point de vue régional. Il y a tel et tel pays qui ont réussi à échapper à la gangrène. Malheureusement, ce sont de petits pays. L’inspiration y est handicapée par le fait du langage qu’on y parle et qui n’est pas com-