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L’ÉDUCATION PHYSIQUE
AU xxe SIÈCLE



LA DÉBROUILLARDISE


La débrouillardise. Quel est ce barbarisme ?

Ce barbarisme est un programme d’éducation physique — ou mieux, il caractérise la troisième étape d’une œuvre qui débuta, sous d’heureux auspices, voici quatorze ans passés, et fut saluée ici-même, à sa naissance, par la plume célèbre de Chincholle en personne ! Je regardais précisément, l’autre jour, le petit coin retiré de la maison du Figaro où, sur l’indication de Francis Magnard, qui avait accepté de suite d’être membre de notre Comité d’initiative, je fournis à Chincholle les données de son article. Je ne lui révélai dans cet entretien que le tiers de nos projets, le tiers immédiat : il s’agissait de mettre les exercices physiques à la mode. Plus tard, je rêvai de les internationaliser — puis, enfin, de les démocratiser, c’est-à-dire de grouper autour d’eux les éléments qui, de nos jours, paraissent le plus propres à assurer le triomphe d’une idée.

La mode est un encouragement dont un régime d’opinion ne saurait se passer ; l’internationalisme fournit seul le principe d’une évolution durable ; quant à la démocratie, elle a vite fait de rejeter les institutions dont elle ne tire point profit et de briser les mécanismes qui ne lui servent à rien. Il faut donc que l’éducation physique obtienne les bonnes grâces de la mode, qu’elle soit soutenue par l’internationalisme et serve la démocratie. Je me souviens combien ces idées satisfirent Jules Simon quand je les lui présentai ; elles l’amenèrent à accepter, séance tenante — ce à quoi il consentait rarement — la nouvelle présidence que nous venions lui offrir ; et peu de ses présidences l’ont autant réjoui.

Depuis lors, les choses ont marché rapidement. La première étape fut bientôt franchie ; le rétablissement des jeux olympiques marqua le début de la seconde ; voici l’heure d’aborder la troisième.

Pour satisfaire la démocratie, il faut d’abord connaître ses vœux ; ce n’est pas toujours aisé : elle est coutumière, quand on l’interroge, de réponses obscures, et souhaite volontiers qu’on devine ses besoins. Il importe surtout de savoir quelle est la qualité maîtresse qui convient à ses fils. Imbus de préjugés vénérables, sachant mal discerner, dans leur lourd héritage intellectuel, le vieillot du génial, les Français auraient une tendance à répondre « Faites-nous, avant tout, des disciplinés ! » Mais ce que réclament à l’envi les autres démocraties et ce que commencent à réclamer de même un certain nombre de nos compatriotes, ce sont des débrouillards.

Entendons-nous sur la valeur du mot et de sa signification exacte : un débrouillard, en terme de marine, c’est un fin luron, hardi et de belle humeur, admirablement apte à toutes les besognes subalternes, sachant comme pas un se tirer d’un mauvais pas et retomber toujours sur ses pieds. Notons que ces qualités ne sont point à dédaigner, mais elles composent un type tout de même un peu court et vulgaire. Sympathiques sous le béret du matelot, on les juge incompatibles avec une culture supérieure et des aspirations sociales un peu élevées ; ou bien, alors, le débrouillard devient l’arriviste, l’être sec et sans scrupules, prompt à tout subordonner à son succès personnel, et celui-là, bien loin d’être le représentant idéal de la société démocratique en serait, s’il se multipliait, le plus redoutable fléau.

Le débrouillard que l’époque tend à créer ne sera ni un luron, ni un arriviste, mais simplement un garçon adroit de ses mains, prompt à l’effort, souple de muscles, résistant à la fatigue, ayant le coup d’œil rapide, la décision ferme, et entraîné d’avance à ces changements de lieu, de métier, de situation, d’habitudes et d’idées que rend nécessaire la féconde instabilité des civilisations modernes. Pour le former, comptez un peu sur l’enseignement, pas mal sur les voyages, beaucoup sur l’apprentissage sportif. C’est grâce aux exercices sportifs, en effet, qu’il arrivera à ne se sentir jamais embarrassé en face d’un sauvetage à accomplir, de sa propre défense à assurer, d’un effort à fournir ou d’un moyen de locomotion à utiliser ; c’est grâce à eux qu’il prendra confiance en lui-même et se fera respecter par les autres.

Maintenant, si à l’école primaire et jusque vers onze ou douze ans, votre fils a reçu des leçons de gymnastique suédoise intelligemment données, il en aura certes tiré grand profit au point de vue de sa constitution générale et de sa santé. Mais ne vous imaginez pas que de telles leçons l’auront rendu apte à manier un bateau, un cheval, une machine, une épée, à escalader un mur, à descendre d’un balcon ou à grimper à un arbre. Ces choses s’apprennent à part et les mouvements d’ensemble les plus ingénieux, les « attitudes » les plus scientifiques n’en constituent pas même l’A. B. C. Il y a là tout un programme par lequel il faut passer, le programme d’un bachot qui vaut bien les autres, sinon par la nature des connaissances à acquérir, du moins par leur utilité pratique dans la vie.

Que l’abondance des matières ne vous épouvante point ; on ne demande au bachelier que les éléments des sciences ou des lettres ; s’il veut pousser plus loin et se spécialiser, c’est son affaire ; mais parce qu’il accuse, dès sa rhétorique, un goût marqué pour la physique et une aversion profonde pour la géographie, ses professeurs ne songent point à le dispenser de l’une au profit de l’autre ; afin que sa base d’instruction soit solide, on considère qu’il doit parcourir le cycle complet des connaissances exigées. Quel motif y aurait-il donc d’appliquer aux choses de l’éducation physique un principe différent ? Nul exercice cultivé à fond n’équivaudra, tant pour la formation générale du corps que pour le développement de la personnalité virile, à la pratique élémentaire de tous les exercices. Ceci, je le sais, est une thèse révolutionnaire qui suscitera des critiques passionnées ; telle est la force de la routine appuyée, il est vrai, sur l’intérêt des professionnels qu’une assimilation aussi simple ne pourra être admise sans résistance.

Si un garçon pourtant, préfère la bicyclette à la boxe, ce n’est pas une raison pour lui permettre de s’adonner exclusivement à la bicyclette et d’ignorer totalement la boxe. La physiologie et la psychologie n’auraient pas moins à s’en plaindre l’une que l’autre. Il y a non seulement des effets musculaires, mais des effets nerveux et moraux que la pédale engendre et d’autres qui sont propres au coup de poing. Bien entendu, il faut s’en tenir aux exercices usuels. L’acrobate qui se disloque autour d’une chaise, le gymnaste qui vole de trapèze en trapèze font aussi du sport, mais du sport inutile ; personne n’est appelé à devoir les imiter. Dans aucune circonstance, un saut périlleux ne s’impose. Quel est, au contraire, le citoyen qui pourra sans dommage s’exposer à ne pas savoir manier un cheval ou tenir une épée.

Essayons donc de dresser le programme de cette école de débrouillardise dont la création est, dès à présent décidée et dont nous aurons souvent, lecteurs, l’occasion de vous entretenir, programme vraiment démocratique, qui combinera heureusement le travail manuel et l’apprentissage sportif. En voici les grandes lignes ; nous les étudierons ensuite en détail et en rechercherons l’application pratique.

Sauvetage. — Gymnastique. — Courir (Course de fond à allure moyenne) ; sauter (en longueur avec ou sans élan — en hauteur par-dessus la corde, puis par-dessus la barrière en s’aidant des deux mains, d’une main et enfin sans toucher — à la perche — à cheval, de terre, à cheval à droite et à gauche indistinctement). Grimper (à l’échelle de corde verticale, le long d’un mur, puis à la corde à nœuds, de même – ensuite à la corde lisse — aux arbres par adhérence — enfin par renversement autour d’une barre et rétablissement à la planche et au mur). — Lancer (la balle tour à tour des deux mains, en visant — le javelot de même – le ballon, tour à tour des deux pieds en visant) — Dribbling — (lancement du lasso et de l’épervier à terre).

Natation. — Nager, chavirer, plonger, tomber à l’eau et nager tout habillé, ramener un fardeau à la rive.

Défense. — Escrime. Boxe anglaise et française (coups de poing et coups de pied directs, parades et esquives, exercices à poing nu contre un obstacle résistant, pas de leçons dans le vide). — Fleuret et épée (enseignement simultané des deux mains, assaut la troisième année seulement). — Canne et sabre (assouplissement du poignet, mouvements simples, pas d’assaut). — Lutte (étude des prises élémentaires, pas d’assaut).

Tir (maniement des armes : carabine, fusil, pistolet ; fréquentation indispensable d’un stand).

Locomotion. — Marche (entraînement en vue de la marche forcée et du raid : étude des conditions favorables pour y réussir). — Hippisme (gymnastisque équestre sur le cheval de bois (1re  année), puis sur un vrai cheval (2e  année), leçons de guide). — Bicyclette (voltige, évolutions). — Bateau (yole de rivière à bancs fixes et à bancs à coulisse, canots de mer, aviron, godille, manœuvre de la voilure, pagayage en périssoire et en canoe canadien, gondole et print). — Automobile (manœuvre d’une voiture légère). — Patinage (exercice du patin et du ski, si possible).

Travaux manuels connexes. — Fabrication et raccommodage du filet ; montage et démontage des lames d’épée et de fleuret ; réparer et recoudre un gant de boxe et d’escrime ; entretien des effets de sport ; démontage et nettoyage des armes à feu ; démontage, nettoyage et remontage d’une bicyclette et d’un motocycle ; seller le cheval, l’atteler, nettoyer et entretenir le harnais ; peinture et vernissage d’un bateau, etc.

Hygiène. — Étude élémentaire du corps humain ; hygiène du sport ; alimentation, vêtement, hydrothérapie, contrôle de la fatigue.

Ce programme est à répartir sur trois années, autant que possible consécutives entre douze et vingt ans (il donnera les meilleurs résultats entre quatorze et dix-neuf). Un examen médical devra déterminer au début si l’élève est bien constitué et bien portant ; délicat, il suffira de prendre certaines précautions ; mais maladif, il ne relèverait plus que de la seule gymnastique médicale et devrait être ajourné. Les organisateurs de la première école qui se créera sur ce plan ne perdront pas de vue que, destiné aux classes moyennes (en attendant que l’on puisse l’étendre au delà), cet enseignement doit prendre le moins de temps et coûter le moins cher possible : et, en effet, il n’exigera ni beaucoup d’argent ni beaucoup d’heures. Il soulèverait plutôt d’autres objections qu’il nous faut d’abord discuter.

Pierre de Coubertin.