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le mens sana in corpore sano qui a formé déjà la péroraison de tant de beaux discours.

Vous rappelez-vous l’histoire d’une vénérable assemblée qui mit au concours le problème de la carpe et du seau d’eau ? Pourquoi, lorsque dans un seau rempli d’eau jusqu’au bord vous introduisez une carpe, le seau ne déborde-t-il pas ? Et les savants de réfléchir, de se creuser la tête, de rédiger de longs mémoires, jusqu’à ce que vint un brave homme qui déclara avoir d’abord tenté l’expérience et s’être assuré que le seau débordait parfaitement. Appliquez la même méthode à nos hâbleurs : vérifiez leur dire avant d’en faire état et vous avez bien des chances d’apprendre que le grand escrimeur fréquenta mollement pendant quelques années de sa vie une salle d’armes peu athlétique, et que le puissant rameur, aux environs de ses vingt ans, exécuta une quinzaine de fois en compagnie de quelques camarades, la descente de la Seine de Maisons-Laffitte à Bougival. Et si peu d’entraînement que représente ce passé anodin et lointain, c’est encore suffisant pour que, remis en garde sur la planche ou assis dans un canot l’aviron en main, l’un et l’autre retrouvent quelque chose des gestes appris et des mouvements enregistrés. Ce sont la paresse accumulée et surtout la routine de l’existence quotidienne qui les retiennent d’en faire l’expérience et de franchir le très léger obstacle que dresse devant eux la sensation d’une ankylose toute de surface.

C’est donc qu’il existe une mémoire des muscles et que cette mémoire est plus longue qu’on ne pense. Déterminer sa durée est de toute importance, afin de fixer les délais au delà desquels la prescription s’établit au détriment du corps ; il convient de savoir aussi comment elle se forme, pour connaître les moyens de la bien entretenir.

La première fois que vous vous livrez à un exercice, vous éprouvez combien vous y êtes maladroit ; les mouvements qui paraissaient les plus simples, les plus aisés à exécuter rencontrent en vous une résistance inattendue, et si vous persistez, la fatigue et l’essoufflement interviennent à bref délai. Cette raideur et cette gaucherie qui se sont révélées de la sorte ne proviennent, en règle générale, ni de l’inaptitude ni de la faiblesse des muscles auxquels vous deviez faire appel ; ces muscles-là ont le plus souvent répondu à ce que vous désiriez d’eux, mais ils ont été contrariés dans leur action par la foule de ceux dont vous n’aviez pas besoin et qui, ne connaissant pas leur affaire, se sont crus appelés eux aussi et sont arrivés en grande hâte ; de sorte que ce n’est pas l’insuffisance, mais bien l’excès de l’effort qui a fait échouer la manœuvre. Ainsi s’explique une fatigue si prompte. Nos muscles sont des serviteurs aussi ignorants que bien intentionnés ; volontiers ils font du zèle, et leur premier besoin est d’être fortement disciplinés. Représentez-vous, au moment où l’on donne le signal du branle-bas de combat, un navire de guerre dont l’équipage serait entièrement composé de novices. Imaginez les allées et venues, les confusions, les erreurs, et tout le désordre qui en résulterait. Ainsi en est-il du corps humain : les muscles doivent apprendre, selon le commandement venu du cerveau, les uns à agir, d’autres à appuyer leurs camarades, d’autres enfin à se tenir tout à fait tranquilles et c’est peut-être là le plus difficile à obtenir.

Le principal résultat de l’apprentissage sportif est d’opérer ce classement musculaire qu’il ne faut point confondre avec l’entraînement. L’entraînement est une accoutumance dont l’effet est de rendre les muscles plus forts et plus souples, de prolonger par conséquent leur résistance à la fatigue. Mais à quoi cela leur sert-il, s’ils ne connaissent pas leurs devoirs, d’être à même de les bien remplir ? Si la mobilisation n’est pas réglée, s’ils n’ont pas pour ainsi dire leur feuille de route et ne savent pas ce qu’ils ont à faire, que représente la résistance dont ils disposent ?

C’est là le point de vue auquel les théoriciens de l’éducation physique n’arrivent jamais à se placer. Tandis que le premier venu des sportsmen sait parfaitement que les apprentissages se superposent et ne se confondent jamais, de sorte que la bicyclette ne prépare nullement à l’escrime ni le trapèze au cheval, le plus pratique d’entre eux ne réussit pas à échapper au mirage de la gymnastique d’ensemble qu’il préconise et qui est faite de mouvements très rationnels, très savants, très habilement inventés, mais dont aucun n’a de but déterminé et ne répond dans la vie à une nécessité précise.

Or le muscle le plus vigoureux est incapable, à lui seul, de faire face à ces nécessités : on peut le dresser à l’obéissance ; il y a une chose qu’on ne saurait lui donner, c’est de l’initiative ; il répète ce qu’on lui a enseigné, il ne réussira jamais à rien trouver par lui-même. Son éducation, en un mot, est entièrement une affaire de mémoire. Ainsi, non seulement il existe une mémoire des muscles, mais cette mémoire est le seul instrument de leur perfectionnement. Quelle est sa durée ?

Sa durée est longue, très longue. Un certain nombre d’observations, dans le détail desquelles je ne puis entrer, m’ont convaincu qu’à moins d’une sorte de bouleversement de l’organisme comme la maladie ou l’accident en provoquent parfois, les mouvements musculaires fortement enregistrés pendant l’adolescence ou la jeunesse et même le début de l’âge mûr éveillaient des échos distincts jusqu’au seuil de la vieillesse. Seulement, il va de soi que si l’on sait encore le geste, l’exécution en est pénible. C’est que si la mémoire musculaire persiste longtemps, elle devient vite douloureuse, et pratiquement le résultat est le même que si elle ne persistait pas. Il faut donc l’entretenir par l’exercice. Là précisément est la difficulté. Nous avons dit qu’une forme d’exercice ne facilitait guère l’apprentissage d’une autre ; elle ne peut non plus en entretenir la connaissance. Mais comment les pratiquer toutes ? où en trouver le temps, si même on ne recule pas devant la dépense ?

Ici, n’en déplaise aux savants et surtout aux demi-savants (dont l’intervention dans ce domaine de l’éducation physique est aussi zélée que redoutable) c’est encore à l’expérience des praticiens qu’il convient de recourir. Jusqu’à nouvel ordre, eux seuls peuvent, avec quelque chance de succès, déterminer la dose et la fréquence minima des exercices nécessaires. Elles paraissent osciller pour le jeune homme et l’homme fait, doués d’aptitudes physiques moyennes, entre trois et six séances tous les huit à dix-huit mois ; c’est-à-dire que chaque exercice devra être répété trois à six fois de suite, à des intervalles variant entre six à dix-huit mois. À chacun de trouver sa mesure exacte et de s’y tenir ? Est-ce si difficile ? Sera-ce si coûteux ?

Ces données sont confirmées par l’organisation actuelle de l’armée suisse, la seule de toutes les armées du monde qui se trouve mettre en pratique la théorie de la mémoire des muscles avec toutes les conséquences qui en découlent. Je suis bien aise de pouvoir invoquer à l’appui d’une thèse qui sera, je le sais, fortement combattue, un exemple aussi probant. L’armée suisse, en effet, est encore peu connue en France malgré la belle étude de M. Moch ; mais elle a été l’objet d’enquêtes très sérieuses au dehors et elle est fort admirée de tous les spécialistes étrangers qui l’ont vue à l’œuvre : c’est d’ailleurs un officier français, le général Brunet qui a fait d’elle le plus bel éloge lorsqu’il a déclaré, à l’issue des manœuvres fédérales de 1896, qu’il n’existait pas d’institutions militaires capables d’exciter à un plus haut degré la surprise, l’attention et le respect de tous les hommes de guerre !

Or, dans l’armée suisse, les recrues font un service de 45 jours consécutifs pour l’infanterie, de 80 pour la cavalerie, de 55 pour l’artillerie. Les appels sont ensuite : pour l’infanterie, de 16 jours tous les deux ans ; pour l’artillerie, de 18 jours tous les deux ans ; pour la cavalerie de 10 jours par an.

Une semblable expérience, couronnée d’un tel succès, voilà certes qui justifie pleinement tout ce que nous venons de dire sur la façon dont les muscles apprennent et dont ils se souviennent.

Pierre de Coubertin.