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tes des conditions particulièrement propres à cimenter une nation, à lui faire sa légende. Il n’y a pas à craindre d’émiettement : il faudrait, pour cela, qu’une seconde nation se formât au milieu de la première puisque sur les frontières nulle absorption ne peut avoir lieu. On dit que le fait d’être une île a grandement influé sur les destins de l’Angleterre : mais cette île dépend tout de même, par sa situation, du système européen dans lequel elle se trouve à demi englobée : les États-Unis furent bien autrement isolés que l’Angleterre et cet isolement contribua infiniment à assurer le triomphe de ce que j’appellerai le sentiment collectif, faute de pouvoir employer le mot de collectivisme auquel nous donnons un sens spécial et que nous appliquons à un système social.

Il y a une philosophie américaine ; je ne sache pas qu’elle ait encore trouvé son expression dans des écrits quelconques ; si le Nouveau Monde doit produire des philosophes semblables aux grands Allemands qui synthétisèrent les angoisses et les aspirations germaniques, aucun ne s’est encore révélé. Il n’en est pas moins vrai qu’une philosophie nationale existe de l’autre côté de l’Océan et qu’on peut suivre sa genèse de page en page en lisant attentivement l’histoire des États-Unis. Je vous signale en passant quelques aperçus géniaux que Tocqueville a consacrés à ce sujet. Eh bien ! Cette philosophie n’est pas individualiste. Elle est tout le contraire. Elle est basée sur la nécessité de la subordination de l’individu à la collectivité et je ne suis pas éloigné de croire que si elle se développe normalement, elle conduira à l’absorption de l’individu par la collectivité. Et je vous en donnerais volontiers un exemple assez frappant si je ne me faisais un devoir de ne rien puiser dans mes impressions personnelles, voulant tracer ici le tableau de l’Amérique, telle qu’elle apparaît à l’historien et non au voyageur.

L’exemple que je vous citerais, c’est celui du « millionnaire ». Quiconque approche le millionnaire américain sent qu’il est imbu de son rôle social. En faisant fortune, il remplit une fonction. Il pense que le pays doit être fier de lui et que plus il deviendra riche, plus il sera utile au pays et méritera sa reconnaissance. Aussi ne le voit-on jamais s’arrêter pour jouir de ce qu’il a ; il va toujours, s’exposant à tout perdre plutôt que de renoncer à gagner. La plupart du temps, il meurt à la peine sous l’effort continu et trop violent. De tels hommes, — qu’ils soient dans le vrai ou le faux, — excitent évidemment l’admiration du peuple qui les entoure et lui servent de modèles ; on s’inspire