Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/126

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Je sais de plus pertinemment que son correspondant et le mien ne se connaissent pas, n’ont aucune relation ensemble, et ne peuvent par conséquent s’être entendus pour nous tromper tous les deux. Dès lors, je ne songe point à m’informer si l’un et l’autre sont sujets, une fois sur dix ou une fois sur mille, soit à se laisser fasciner par quelque hallucination, soit à vouloir mystifier leurs amis par quelque méchante plaisanterie : car comment ce bizarre caprice leur serait-il venu à tous deux précisément le même jour ? Et quand même il leur serait venu, comment, sans concert aucun, les fantaisies de leur imagination se seraient-elles accordées pour leur faire inventer le même conte avec les mêmes circonstances ? La chose n’est sans doute pas mathématiquement impossible ; mais il y aurait là un si prodigieux hasard, que la raison ne peut se résoudre à admettre une telle explication, tandis qu’il y en a une si naturelle, à savoir la réalité de l’événement raconté. Toutefois, quant à certains détails du récit, je suspendrai mon jugement, nonobstant la confrontation des deux lettres : car tout le monde sait que, sous l’impression d’un grand désastre, les esprits sont généralement portés à s’en exagérer à eux-mêmes et à en exagérer aux autres l’étendue et les suites. Les hommes aiment le merveilleux et le surprenant. Il y a là une cause d’altération de la vérité, qui a dû, ou qui du moins a pu agir de la même manière, sans concert aucun, sur les deux correspondants. Dix lettres, cent lettres reçues le même jour de personnes différentes et qui n’ont pu se concerter, me laisseraient encore soupçonner beaucoup d’exagération dans certains détails : j’attendrai, pour y ajouter foi, que les imaginations aient eu le temps de se calmer, et qu’on ait procédé à des enquêtes dont les formes présentent des garanties suffisantes d’exactitude. En général, si beaucoup de témoins sont unanimes pour rapporter un fait isolé ; si nous savons qu’il n’y a pas de concert possible entre les témoins, qu’ils n’ont pas été sous l’influence et comme dans l’atmosphère des mêmes causes d’erreur ou d’imposture, qu’il n’y avait au contraire aucune solidarité possible entre les causes capables de vicier séparément le témoignage de chacun d’eux, la théorie mathématique des chances nous autorisera déjà à rejeter comme extrêmement peu probable la supposition qu’ils se trompent tous ou qu’ils