Page:Cournot - Essai sur les fondements de nos connaissances.djvu/303

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l’espace et du temps suffirait pour faire présumer la continuité qu’on observerait habituellement dans ce qui tient à la trame de l’organisation, de la vie et de la pensée, dans les choses de l’ordre intellectuel et de l’ordre moral, qui relèvent le plus médiatement des conditions de la sensibilité animale et de celles de la matérialité. En un mot, la continuité de l’espace et du temps suffirait pour rendre raison du vieil adage scolastique, tant invoqué par Leibnitz : Natura non facit saltus ; ce qui n’empêche pas de supposer, si l’on veut, que la continuité, dans les choses de l’ordre intellectuel ou de l’ordre moral, ait encore d’autres fondements ou raisons d’être que la continuité de l’espace et du temps, ou d’admettre, avec Leibnitz, que la continuité en toutes choses tienne directement à une loi supérieure de la nature, dont la continuité dans les phénomènes de l’étendue et de la durée n’est qu’une manifestation particulière.

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Dans le développement des facultés intellectuelles, après la sensation purement affective, viennent les sensations accompagnées de perceptions, les sensations représentatives, capables d’engendrer des images qui persistent ou que l’esprit peut reproduire, après que les objets extérieurs ont cessé d’agir sur les sens. Or, par cela même que la sensation est représentative ou qu’elle fait image, il est bien clair qu’à la continuité ou à la discontinuité dans l’objet correspond une continuité ou une discontinuité dans le phénomène intellectuel de l’image. Si je pense à la constellation de la Grande Ourse, l’image présente à mon esprit est celle de sept points étincelants, nettement distincts les uns des autres et disposés dans un certain ordre ; mais, si je me rappelle le tableau qui s’est déroulé à mes yeux quand j’ai eu atteint le sommet d’une montagne, ce n’est plus l’assemblage d’un nombre déterminé d’objets distincts qui vient s’offrir à mon imagination ; c’est un tout continu et harmonieux, dans les détails duquel je ne puis entrer sans y trouver d’autres détails, et ainsi à l’infini. Il en est de même pour les perceptions qui nous viennent par d’autres sens que celui de la vue, et auxquelles nous donnons aussi par extension le nom d’images (109 et 110). Ainsi, après avoir entendu un air de musique, je pourrai