Page:Courteline - Bourbouroche. L'article 330. Lidoire. Les balances. Gros chagrins. Les Boulingrin. La conversion d'Alceste - 1893.djvu/13

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d’un entêtement pareil ? (Mouvement de Potasse.) Tu ne sais pas la conduire, je te dis ; tu ne sais pas la conduire, la manille parlée !… Tu la conduis comme une charrette à bras, comme une soupière, comme un tire-botte ! Depuis des années, je te le répète ! Seulement, voilà ; l’orgueil, l’éternel orgueil, le besoin de briller et d’étonner le monde par des mérites que l’on n’a pas !… Faire le malin et l’entendu…

Potasse.

Oh ! mais pardon ! En voilà assez ! (Il se lève.) Amédée !

Amédée.

Monsieur ?

Boubouroche, effaré.

Hein ! quoi ?

Potasse, à Amédée.

Mon paletot, mon chapeau !

Roth, qui s’interpose.

Voyons !…

Potasse.

Fiche-moi la paix, toi.

Boubouroche.

Est-il bête !

Fouettard, conciliant.

Potasse !

Roth.

Tu ne vas pas te fâcher ?

Potasse, qui commence à mettre son pardessus.

Ça suffit !

Roth.

T’es là que tu t’emballes !…

Fouettard.

Viens donc jouer !

Potasse.

Je ne joue plus !

Boubouroche.

Pourquoi ?

Potasse.

Je passe ma vie à me faire engueuler ; j’en ai plein le dos, à la fin.

Fouettard, désolé.

Potasse !

Roth, navré.

Potasse !

Boubouroche, repentant et contrit.

Potasse !

Potasse, intraitable.

Non !

Boubouroche.

Reprends donc tes cartes, Potasse. Si je t’ai fait de la peine, je t’en demande pardon.

Roth., appuyant sur la chanterelle.

Là !…

Boubouroche.

Je te fais des excuses.

Roth.

T’entends ?

Boubouroche.

Tu sais bien que, pas un instant, l’idée ne m’est venue de te blesser par des paroles désobligeantes ! Nous sommes des amis, que diable ! Oublie donc un moment d’erreur, et reprends tes cartes, Potasse. Que veux-tu, c’est plus fort que moi ; quand je joue la manille, je ne me connais plus.

Tandis que Boubouroche a ainsi discouru, Potasse, sa rancune désarmée, a rendu à Amédée son chapeau et son pardessus. À la fin il a repris, à la table de jeu, la place qu’il y occupait au lever de rideau. Il reprend son jeu laissé là, et chacun des autres joueurs ayant également repris le sien, la séance continue.
Un temps puis :
Boubouroche, très humble.

Donc, tu as deux carreaux, deux cœurs, le manillon de trèfle deuxième, et deux piques par le manillon. C’est bien ton jeu ?

Potasse.

Oui.

Boubouroche.

Bon ! Cache-le ! — Joue atout. (Étonnement de Potasse.) Joue atout ; crois-moi… du plus gros. (Potasse convaincu abat le roi d’atout.) Si le manillon est chez Roth…

Roth, qui met l’as.

Il y est.

Boubouroche, qui triomphe.

Tu vois ?… Je lui fais un sort ! (Lui-même, du dix d’atout, a pris.) Nous allons essayer le dix-sept. — Atout !

Fouettard, amer.

Ça réussit.

Boubouroche, au comble de la gloire.

Ah !… — Maintenant, attention au mouvement.

Long silence, puis :
Boubouroche, à demi-voix.

C’est pour la paix que mon marteau travaille,
Loin des canons, je vis en liberté…

Les trois joueurs, agacés.

Boubouroche !!…

Boubouroche.

Laissez, laissez… vous gênez mon inspiration. (À lui-même.) Ils font la manille de trèfle ; on ne peut pas les en empêcher. Ça ne fait rien : ils perdent quand même. (À Potasse :) Écoute, je vais jouer pique pour toi.

Potasse.

Bon.

Boubouroche.

Tu prendras de ton manillon, et tu renverras petit pique.

Potasse.

Compris.

Boubouroche, jouant.

Pique !

Fouettard, à son partner.

Au point.

Roth.

Tu parles !…

Potasse prend de son as.
Boubouroche.

Joue pique ! (Po-