Page:Courteline - Un client sérieux, 1912.djvu/51

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inexorable. --- Menaces à un agent de la force publique dans l'exercice et à l'occasion de ses fonctions. Je requiers contre le délinquant l'application de l'article 224.

Le baron, de qui la folie a tourné à la démence. --- C'en est trop!

Il va pour s'élancer.

Boissonnade, qui, depuis un instant, s'absorbait dans une rêverie. --- Halte-là! Du calme, je vous prie. Gendarme, vous avez raison et votre plainte est légitime! Je la reçois donc en ses conséquences. (Le gendarme salue et se dispose à sortir.) Un mot pourtant. (Le gendarme fait halte.) Vous avez l'heure?

Le gendarme, tirant sa montre. --- Midi seize minutes.

Boissonnade. --- Vous avancez.

Le gendarme. --- Non.

Boissonnade. --- Si.

Le gendarme. --- Faites excuse. J'ai réglé ma montre ce matin sur l'horloge de la caserne.

Boissonnade. --- De la caserne?

Le gendarme. --- De la caserne.

Boissonnade. --- En ce cas, vous êtes impardonnable, car depuis seize minutes déjà, aux termes du manuel sur le service intérieur, vous devriez être en chapeau, en tunique et en baudrier. Le fait de vous afficher à une heure aussi tardive, dans le... débraillé où je vous vois, constitue donc de votre part une violation systématique des règlements en usage, un manque d'égards volontaire à la majesté d'un lieu que j'ai charge de faire respecter. (Le gendarme essaie de placer un mot.) Taisez-vous. (Il prend une plume et écrit.) "Je crois devoir signaler à l'appréciation de Monsieur le Commandant de Place l'attitude du gendarme Labourbourax qui, dans un but évident de provocation, affecte d'étonner le Palais de Justice par l'inconvenance de sa tenue"... (Il glisse le pli sous une enveloppe.) Portez ce mot à son adresse.

Un temps.

Le gendarme. --- Je suis ici pour recevoir des ordres et pour les exécuter. La lettre sera remise à son destinataire.

Boissonnade. --- Je l'espère bien.

Le gendarme. --- Je me permettrai pourtant de faire remarquer au juge qui m'interlocute, qu'avec un motif pareil, je n'y couperai pas de mes trente jours.

Boissonnade. --- Tant pis!

Le gendarme. --- Je lui ferai également observer avec tout le respect voulu que, depuis bientôt vingt-cinq ans, je sers fidèlement mon pays, que je m'honore d'avoir un livret militaire vierge de toute punition, et que celle qui m'atteint au déclin de ma carrière m'est plus cruelle qu'un soufflet, étant un démenti donné devant tout le monde à mon passé immaculé.

Boissonnade. --- Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse?

Le gendarme. --- Je serais porté à penser qu'un acte de clémence, de générosité...

Boissonnade. --- Où diable voulez-vous en venir!... Vous ne plaidez pas pour vous, je pense?

Le gendarme. --- Mes torts ne sont pas tellement graves que je ne puisse les présenter sous de favorables auspices.

Boissonnade. --- Je ne vous dis pas le contraire, mais qui donne la leçon doit l'exemple. Sévérité bien ordonnée commence par soi-même, et à gendarme sans pitié, magistrat sans mansuétude.

Le gendarme. --- J'ajouterai encore...

Boissonnade. --- Rien du tout. Voici, complété par l'adjonction des deux flagrants délits nouveaux, le dossier de l'affaire Larade. Veuillez y jeter un coup d'oeil et signer vos déclarations.

Très long temps, Boissonnade, debout, présente au gendarme une plume. Le gendarme, lui, demeure muet, mais d'un mutisme tourmenté et nerveux qui n'est plus celui de tout à l'heure. Il mâche furieusement sa moustache, tourne les papiers entre ses doigts, en proie à un violent combat intérieur. Soudain, enfin, il se décide, et d'une voix pleine de noblesse:

Le gendarme. --- Le gendarme est sans pitié, mais il n'est pas sans grandeur d'âme!

Boissonnade. ---