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— Vous voulez passer par Kérouané ? Seule ? Ne faites pas ça ! C’est un trajet épouvantable ! Et pas de médecin avant Macenta ! J’ai pris une fois cet itinéraire en cette saison-ci justement ; j’ai failli mourir. Je ne dirai pas que j’ai maigri : j’ai séché. Vous demandez ce que j’ai rencontré de si terrible ? Tout ! La route, l’eau, la nourriture, la chaleur, la lumière, les moustiques.

— Mais… je pars demain matin à 5 heures. L’administrateur m’a déjà donné le montant des vivres de mes porteurs, leur feuille de route…

— Ce n’est pas, tout de même, parce que votre feuille de route est prête que vous devez risquer votre vie !

Pendant la nuit des cauchemars troublent mon sommeil et me réveillent. Je me rappelle leur cause. Elle est la même qui me troubla à Bougouni.

Décidément la faune féroce qui guette l’innocent voyageur dans la brousse, ce n’est pas le lion, la panthère, l’hyène ; ce sont les coloniaux bien intentionnés.

À l’aube grise, je me lève. Les porteurs sont déjà venus. Je les distingue à peine, assis çà et là sur les marches devant ma case, dans l’immobilité et le silence absolus.

Mon café au lait est prêt. Ghibi, mon cuisinier, ancien tirailleur qui fut de mes élèves à Fréjus, n’a pas oublié l’heure. Il est content de partir, lui aussi, mais pour d’autres raisons que moi ; il a horreur des villes. Et pourtant il a quitté son cher village proche de Sikasso pour aller me chercher à Bamako et m’accompagner par Bougouni, à Kankan et où je voudrai. Je lui avais dit qu’il serait relevé ici par Mamady, mon premier compagnon. Mamady est à Kissidougou. Ghibi est déçu ; mais il attendra patiemment le retour de son camarade. Certes, il n’aime pas les pays où nous nous rendons. Lui, paysan des plaines, il voit dans tout homme de la forêt un mangeur d’hommes. Mais il ne veut pas que je le remplace.

— Si tu ne trouves pas Mamady, dit-il, je te suivrai jusqu’à Conakry, jusqu’à ton retour pour en France.

— Et ta femme ? Et ton lougan ? (champ de culture).

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