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DESCARTES

bonne science ; et si quelqu’un avoit bien expliqué quelles sont les idées simples qui sont en l’imagination des hommes, desquelles se compose tout ce qu’ils pensent[1] et que cela fust receu par tout le monde, j’oserois esperer ensuite une langue universelle fort aisée à apprendre, à prononcer et à ecrire, et, ce qui est le principal, qui ayderoit au jugement, luy representant si distinctement toutes choses, qu’il luy seroit presque impossible de se tromper ; au lieu que tout au rebours, les mots que nous avons n’ont quasi que des significations confuses, ausquelles l’esprit des hommes s’estant acoutumé de longue main, cela est cause qu’il n’entend presque rien parfaitement. Or je tiens que cette langue est possible, et qu’on peut trouver la Science de qui elle depend, par le moyen de laquelle les paysans pourroient mieux juger de la verité des choses, que ne font maintenent les philosophes[2]. »

Nous avons tenu à citer en entier ce passage, car il formule avec une clarté magistrale le programme de toutes les langues philosophiques nées depuis lors, et en exprime les idées directrices : l’analogie de toutes les idées avec les notions de nombre ; la recherche des idées simples qui forment par leurs combinaisons toutes les autres idées ; l’analogie de ces combinaisons avec des opérations arithmétiques, et par suite l’assimilation du raisonnement à un calcul mécanique et infaillible. De là suit que chaque mot doit envelopper et symboliser la définition de l’idée ; que la langue ainsi créée « dépend de la vrai philosophie », et que, inversement, elle l’incarne, de sorte que l’ap-

  1. Ce quelqu’un, c’est Descartes lui-même, qui voulait fonder toute la philosophie sur les « idées claires et distinctes ». Ainsi son idée de la langue universelle se rattache directement aux principes de sa philosophie.
  2. Une copie de ce passage se trouve dans les papiers de Leibniz, qui y a ajouté le remarque suivant :
    « Cependant quoyque cette langue depende de la vraye philosophie, elle ne depend pas de sa perfection. C’est-à-dire cette langue peut estre etablie, quoyque la philosophie ne soit pas parfaite : et à mesure que l science des hommes croistra, cette langue croistra aussi. En attendant elle sera d’un secours merveilleux et pour se servir de ce que nous sçavons, et pour voir ce qui nous manque, et pour inventer les moyens d’y arriver, mais surtout pour exterminer les controverses dans les matieres qui dependnet du raisonnement. Car alors raisonner et calculer sera la même chose. » (Opuscules et fragments inédits de Leibniz, éd. Couturat, p. 27-28 ; Paris, Alcan, 1903.)
    Cette remarque est intéressante : 1o parce qu’elle tend à réfuter une objection adressée aux langues philosophiques ; 2o en ce qu’elle montre le lien qui rattache le projet de Leibniz à celui de Descartes.