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Page:Couturat, Leau - Histoire de la langue universelle, 1903.pdf/44

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SECTION I CHAPITRE 1

tout le secret de vostre homme. Mais ce n’est rien qui ne soit tres-aisé ; car faisant une langue, où il n’y ait qu’une façon de conjuguer, de decliner, et de construire les mots, qu’il n’y en ait point de defectifs ny d’irreguliers, qui sont toutes choses venues de la corruption de l’usage, et mesme que l’inflexion des noms ou des verbes et la construction[1] se fassent par affixes, ou devant ou apres les mots primitifs, lesquelles affixes soient toutes spécifiées dans le dictionnaire, ce ne sera pas merveille que les esprits vulgaires apprennent en moins de six heures à composer en cette langue avec l’aide du dictionnaire, qui est le sujet de la premiere proposition. »

Dans ces lignes, Descartes esquisse le plan d’une langue régulière et pratique, que l’on puisse comprendre immédiatement à l’aide du seul dictionnaire. C’est précisément là ce que le Dr Zamenhof a voulu et réalisé en créant l’Esperanto. Mais Descartes paraît dédaigner une telle langue utilitaire, faite pour les « esprits vulgaires » ; il rêve d’une langue philosophique qu’il définit en ces termes :

« Au reste, je trouve qu’on pourroit adjouter à cecy une invention, tant pour composer les mots primitifs de cette langue, que pour leur caracteres, en sorte qu’elle pourroit estre enseignée en fort peu de tems, et ce par le moyen de l’ordre, c’est-à-dire, etablissant un ordre entre toutes les pensées qui peuvent entrer en l’Esprit humain, de mesme qu’il y en a un naturellement etabli entre les nombres ; et comme on peut apprendre en un jour à nommer tous les nombres jusques à l’infini, et à les ecrire, en une langue inconnue, qui sont toutesfois une infinité de mots differens ; qu’on pust faire le mesme de tous les autres mots necessaires pour exprimer toutes les autres choses qui tombent en l’esprit des hommes ; si cela estoit trouvé, je ne doute point que cette langue n’eust bien tost cours parmy le monde, car il y a force gens qui employeroient volontiers cinq ou six jours de tems pour se pouvoir faire entendre par tous les hommes. L’invention de cette langue depend de la vraye Philosophie ; car il est impossible autrement de denombrer toutes les pensées des hommes, et de les mettre par ordre, ny seulement de les distinguer en sorte qu’elles soient claires et simples ; qui est à mon advis le plus grand secret qu’on puisse avoir pour acquerir la

  1. Sous-entendu : des mots.