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Page:Crébillon (Fils) - Le Sopha.djvu/82

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LE SOPHA

je me transportai dans une maison où tout avait l’air paisible. Une fille, âgée de près de quarante ans, y logeait seule. Quoiqu’elle fût encore assez bien pour pouvoir sans ridicule se livrer à l’amour, elle était sage, fuyait les plaisirs bruyants, voyait peu de monde, et semblait même avoir moins cherché à se faire une société agréable, qu’à vivre avec des gens qui, soit par leur âge, soit par la nature de leurs emplois, pussent la mettre à l’abri de tout soupçon. Aussi y avait-il dans Agra peu de maisons plus tristes que la sienne.

« Entre les hommes qui allaient chez elle, celui qu’elle paraissait voir avec le plus de plaisir, et qui aussi la quittait le moins, était un homme déjà d’un certain âge, grave, froid, réservé, plus encore par tempérament que par état, quoiqu’il fût chef d’un collège de Brahmines. Il était dur, haïssait les plaisirs, et ne croyait pas qu’il y en eût aucun dont l’âme du vrai sage pût n’être pas avilie. À cette mauvaise humeur, à cet extérieur sombre, je le pris d’abord pour une de ces personnes plus farouches que vertueuses, inexorables pour les autres, indulgentes pour elles-mêmes, et blâmant en public avec aigreur les vices auxquels elles se livrent en secret ; je le pris enfin pour un faux dévot. Fatmé m’avait terriblement gâté l’esprit sur les gens dont l’extérieur était sage et réglé. Quoique je me sois rarement mépris en pensant mal d’eux, je me