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I.


LE LIVRE


Écrit pour un ami.


Chez lui, le 27 mai 1842.

Tout neuf et tout brillant, sur la table poudreuse,
Le livre[1] était ouvert ; nulle main amoureuse,
Nul œil n’avait erré sur son chaste vélin ;
D’un parfum de jeunesse il était encor plein,
Et chaque vers tigrait, veine vivante et noire,
Mystérieusement, le frais et pur ivoire.
Heureux de n’être pas une proie à badauds,
Presque à moitié dormant et couché sur le dos,
Comme un poète creux que la paresse enivre,
Il attendait qu’on vînt le voir, l’honnête livre.
Et voici ce qu’il dit, d’un ton modeste et doux :
Ô poète ennuyé, tu tiens sur tes genoux
Le corps brun et luisant, d’où sort une étincelle,
Qui, cachée à tes yeux, te pénètre et harcèle,
Et sans frémissement des fibres de ton cœur,
Te fait verser pour rien ta bouillante vigueur ;
Et quand tu sens tomber l’ennui froid et livide,
Tu vas chercher, pensif, et d’une lèvre avide,
La puissance et l’amour, dans ce verre fêlé,
Dans la grosse bouteille au goulot effilé,
Abîme qui recèle un fond souillé de fange ;
Et j’ai presque frayeur de ton regard étrange.
Tu te fatigueras, sous ces contours polis,

  1. Les Saisons, de Brizeux, qui venaient de paraître.